Akira Kurosawa: le crépuscule des dieux

Visions

Une rétrospective à la Cinémathèque française offre l’occasion de (re)découvrir l’œuvre immense et chatoyante de l’« empereur » humaniste du cinéma nippon, Akira Kurosawa (1910-1998). L’apparente diversité stylistique et thématiques de ses films cache une remarquable cohérence d’inspiration et de propos. Un voyage fascinant entre les cultures d’Orient et Occident.

Face à la nipponité éclatante de Yasujiro Ozu, sous-tendue par une esthétique du plan fixe et du vide, Akira Kurosawa fait figure d’excentrique. Un esprit baroque, cosmopolite, aux antipodes de la grégarité et du sacrifice personnel célébrés par la société japonaise. Son art porte la griffe du cinéma américain et d’Eisenstein. Ses maîtres à penser ne sont autres que Shakespeare et le «divin» Dostoïevski. Du premier, il a librement transposé Macbeth (Le Château de l’araignée, 1957) et Le Roi Lear (Ran, 1985). Du second il a scrupuleusement adapté L’Idiot (1951). Pour la musique de ses films, il n’hésite pas à recourir aux grands classiques, les Ravel, Bizet, Schubert. «Ce sont les seuls thèmes connus de mes compatriotes, déclare-t-il. Aujourd’hui, plus personne ou presque n’écoute ou ne fait de la musique japonaise.» Et toc! Un joli camouflet pour tous les critiques qui fustigent le présumé «exotisme bon marché» de ses films.

Rétrospective à la Cinémathèque française, 12 octobre au 28 novembre 2022

Crises existentielles

Kurosawa n’a pas seulement ouvert le cinéma de l’archipel à d’autres dimensions, il l’a révélé à l’Occident. En remportant le Lion d’or au festival de Venise en 1951, avec Rashomon qui vient de faire l’objet d’une prestigieuse édition DVD. Un succès qui n’a toutefois pas vraiment amélioré ses rapports, orageux, avec les producteurs de son pays, épouvantés par sa démesure et son intransigeance perfectionniste. Sa situation économique finira d’ailleurs par être si grave qu’il devra se tourner vers l’étranger. Si Dersou Ouzala (1975) est une invitation des Soviétiques, Kagemusha, Palme d’or à Cannes en 1980, pourra se faire grâce au coup de pouce de Francis Ford Coppola et Georges Lucas. Quant à Ran, son vingt-huitième film, il est le produit d’une complicité démente avec le producteur français Serge Silberman.

Alors qu’Ozu n’a cessé de raconter la même histoire de famille, Kurosawa déroute par l’extraordinaire diversité de son inspiration, esthétique et thématique. Il saute allègrement de la fresque historique au thriller contemporain, du film d’aventures au mélo psychosociologique. Aucun des problèmes brûlants du Japon féodal et de l’après-guerre n’a échappé à l’acuité de son œil visionnaire. Oscillant constamment entre le film historique à costumes et les sujets contemporains, le cinéaste s’est attaqué à la corruption, la criminalité galopante, la misère des bidonvilles ou encore la peur de l’atome.

Cernés avec beaucoup de précision, ces différents thèmes socio-politiques ne sont toutefois pas l’essentiel. Ils servent surtout de toile de fond à la crise existentielle des personnages et à certaines interrogations métaphysiques. Kurosawa n’en finit pas de fouiller les replis de l’âme, torturée, déchirée entre le mal et le bien. Il ausculte son pays, saigné par la guerre, humilié par la défaite Après la furie militariste, la folie du capitalisme.

Idéal de noblesse

Pour Kurosawa, le monde est un chaos infernal, sans foi ni loi, déserté par les dieux. En brisant sa relation harmonieuse avec la nature, l’homme a perdu son âme. Seule compte la course au pouvoir et à l’argent, avec son cortège de mensonges, de viols et de crimes. Autant de plaies douloureuses, universelles, que le cinéaste retrouve dans la barbarie du seizième siècle, reconstitué avec une minutie documentaire et un immense respect des traditions.

Ici, la révulsion pour les guerres féodales se double d’une étrange fascination nostalgique pour une race d’humains disparue, maîtres de leur destinée, habités d’un idéal de noblesse qui s’incarne dans le code des seigneurs de la guerre, le fameux «Bushido». Sens de l’honneur, mépris de la mort, discipline du corps et de l’esprit, respect du maître, autant de vertus ancestrales auxquelles Kurosawa croit dur comme fer, lui-même descendant d’une célèbre lignée de samouraïs. Insensiblement, le cinéaste passe ainsi du terrain sociopsychologique à la dimension éthique, en quête de «cette vérité éternelle qui procure à l’homme une mort paisible».

Vision tragique

Pourquoi l’humanité êtres s’acharne-t-elle donc à provoquer son malheur? Kurosawa a une vision tragique du monde. Toutefois, malgré une tentative de suicide en 1971, il refuse le désespoir. Il veut croire en l’être humain, en sa capacité à s’élever vers le sublime, la lumière. Au cœur de l’apocalypse, il reste toujours au moins un être de bonne volonté, même aveugle et solitaire – ainsi dans Ran. Ses films regorgent de héros «positifs», complexes, anges et démons qui finissent par acquérir une certaine sagesse. Au terme d’un cheminement initiatique, guidé par un maître ou simplement induit par la vie, avec son cercle infini de culpabilité et de rédemption.

Pour Kurosawa, la vraie force n’est pas celle qu’on exhibe, mais celle, intérieure, qui dérive de la maîtrise de ses propres faiblesses. Au-delà du miroir trompeur des apparences et des simulacres du pouvoir. Malheureusement, emporté par ses convictions, Kurosawa glisse parfois dans un moralisme un brin boy-scout, didactique et volontariste. Ses héros se vident alors de leur chair, se métamorphosent en êtres tellement parfaits que la crédibilité du film s’en ressent.

Esthétique du contraste

Pour Kurosawa, une forme ne peut se concevoir sans contenu. «Faire un film uniquement pour l’amour du style et de la technique, c’est comme choisir de ne pas vivre.» Au combat du mal et du bien correspondra donc une esthétique du contraste et de la rupture: action et réflexion, tumulte et calme, rapidité et lenteur, excentricité et hiératisme, Kabuki et Nô.

Amples, protéiformes, les mouvements de caméras se terminent souvent par des plans courts, hachés, qui fouettent le rythme du film et permettent des ellipses foudroyantes. Car l’art de Kurosawa est puissamment suggestif. Grâce notamment à une utilisation subtile du contrepoint sonore et musical, qui prend le relais de l’image, il se charge d’une dimension intérieure proprement bressonienne. Dans cette conception épique du cinéma, le montage joue un rôle-clef, d’autant plus important que Kurosawa filme chaque scène avec plusieurs caméras. C’est alors que le miracle se produit. Invisibles, les coupes estompent les oppositions. Fusion dialectique, illusion de la continuité. Comme si soudain le cinéma réalisait l’impossible harmonie de l’être humain et du monde.

A l’évidence, la caméra-pinceau de Kurosawa n’a pas la délicatesse du style de Kenji Mizoguchi, calligraphe du rêve et de la femme. Le cinéaste, qui dessine très précisément chaque plan, préfère les traits larges, incisifs. Une technique parfaitement adaptée à sa vision paroxystique du monde et à son univers viril, qui n’enlève d’ailleurs rien à la splendeur figurative de ses films. Même s’il flirte avec l’abstraction et le symbolisme, son art est d’essence réaliste, vraisemblablement issu du Shinkokugeki, avatar réaliste du Kabuki apparu en 1917. Malgré son ouverture à l’Occident, Kurosawa n’échappe donc pas à l’influence de la tradition théâtrale japonaise, dont il dépasse cependant toutes les conventions. Le jeu des comédiens, les dialogues, le découpage du récit en actes, la référence avouée au dépouillement du Nô dans ses adaptations de Shakespeare, en témoignent.

Puissance de la nature

Cette théâtralité, parfois volontairement exacerbée, alliée à une utilisation expressionniste des couleurs et du noir et blanc, permet au cinéaste de styliser le réalisme, de lui donner une dimension transcendante, poétique et tragique, parfois quasiment surnaturelle et fantastique. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer sa représentation animiste de la nature. Pluie diluvienne, ciel chargé, neige immaculée, taïga mystérieuse, la nature est omniprésente, aussi magique que dans les «images du monde flottant» d’Hokusaï ou d’Hiroshige. Décor, reflet de l’âme des personnages, elle est aussi la résidence des dieux, le démiurge du monde qui exacerbe les pulsions et apaise les corps, crée et détruit.

Dans Kagemusha (1980) et Ran (1985), Kurosawa a recherché ce qu’il appelle la «pureté du cinéma». Quête abstraite, artificielle, qui finit malheureusement par sacrifier en partie l’extraordinaire émotion humaine de son cinéma sur l’autel de la beauté plastique, jubilatoire et emphatique, mais froide et désincarnée.

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