Daniel Schmid: «Le Baiser de Tosca»
VisionsInutile de chercher bien loin ce qui a poussé Daniel Schmid à investir la Casa Verdi de Milan, maison de retraite fondée par l’auteur de Nabucco, où vivaient au moment du tournage (1983-84) quelque soixante-cinq ex-chanteurs et musiciens, âgés de 80 à 90 ans. Le cinéaste y a retrouvé, dans un fabuleux concentré, toutes les obsessions qui l’animent: passion du spectacle, théâtre de l’amour et de la mort, opéra, atmosphère décadente. L’occasion également de tisser quelques variations somptueuses sur le vrai et le faux, essence même du cinématographe. A (re)découvrir dans la grande rétrospective que lui consacre la Cinémathèque suisse[1].
Dans cette maison-scène, chaque apparence dissimule son inverse. Le documentaire d’abord, sans cesse travesti et tiré vers la fiction par le regard subjectif du réalisateur, dont l’approche se situe aux antipodes du réalisme plat et sec du témoignage télévisuel. Œil avide, ostensible, exhibitionniste même, la caméra se balade. Elle se faufile entre deux portes au détour d’un plan vide, s’attarde sur une répétition, provoque les hasards et les rencontres, pénètre les chambrettes intimes des pensionnaires.
Daniel Schmid se tient à distance des êtres pour mieux les mettre en scène, les laisser s’exprimer, prendre la pose, arpenter en solistes narcissiques et solitaires leur imaginaire quotidien. Il se rapproche des visages pour mieux capter les infimes étincelles des regards, la gestuelle des corps usés et alertes, l’auto-représentation de ces anciens maîtres de l’art lyrique qui semblent toujours s’inventer une fiction et interpréter le livret de leur propre vie.
Souffle de vie
L’auteur de La Paloma (1974) se laisse appâter par la magie des lieux et de l’architecture néo-Renaissance, surprendre par une femme de chambre qui sait tout du bel canto, guider par le maestro Giovanni Puligheddu qui n’hésite pas à revendiquer la vedette et qui semble parfois orchestrer le film. Adepte de la corde raide, le cinéaste avance sur un fil fragile, tendu entre le respect de l’autre et sa vampirisation. Un exercice sans voyeurisme, qui tient de la prédation consentie dans la complicité et l’amour.
Autres apparences, la mort et la décrépitude. Aussi illusoires peut-être que le fameux baiser de la Tosca – titre du film –, coup de poignard réinventé de manière parodique par Daniel Schmid devant une cabine téléphonique. Le grotesque et le pathétique des personnages laissent constamment filtrer une médusante dignité et noblesse de l’être. La canne de vieillard se porte comme un sceptre, emblème d’une gloire passée. Si les voix parfois déraillent, le cœur y est toujours, bouleversant. Et les trémolos n’ont rien d’un chant funèbre.
Pour ces artistes, petits et grands, qui ont tout sacrifié à la beauté et à l’opéra, la musique est un souffle de vie éternel. Un antidote au destin, une manière de conjurer la mort, par la seule force des sentiments et de l’imagination. Le passé continue à palpiter, au-delà des photos jaunies et des partitions qui sentent la naphtaline. Il suffit de peu de choses pour le rallumer, une galerie de portraits, quelques diplômes écornés, une vieille malle à accessoires.
Magie de la réminiscence
Sara Scuderi, prima donna des années 1930, s’écoute interpréter La Tosca de Puccini. Grésillement du disque. Le cadre se resserre sur son visage. Les lèvres se meuvent, comme dans un playback sublime. Magie de la réminiscence et du rêve. La diva pleure. Nostalgie douloureuse et sans regret d’une célébrité révolue et revécue par procuration, avec une intensité telle que le présent et le passé se confondent. Applaudissements. Lumière. Le rêve et le spectacle continuent.
Epuré, simple, cultivant le montage alterné, Le Baiser de Tosca est un film fait de glissements, de dérapages continuels entre le passé et le présent, le chaud et le froid, l’obscurité et la lumière, le rire et les larmes, le réel et l’imaginaire, le témoignage et la création. Montreur d’ombres, Daniel Schmid jongle avec les contraires, les entrechoque pour mieux les faire fusionner. A travers la théâtralisation des comportements, la mélodramatisation de l’espace, l’artifice de la lumière. Une étonnante alchimie entre les fantasmes du filmeur et du filmé, qui génère une émotion et une fascination indicibles.
Notes
[1] Intégrale Daniel Schmid à la Cinémathèque Suisse, Lausanne, jusqu'au 20 octobre 2024.