Kallistos Ware: l’amour de la beauté

Sagesses

Théologien, professeur, père spirituel, grand spécialiste des Pères de l’Eglise, Mgr Kallistos Ware fut un prodigieux passeur entre l’Orient et l’Occident chrétien. Alliant érudition et sagesse, recherche académique et vie de prière, il diffusa une spiritualité ouverte, équilibrée et n’excluant pas le doute, vécue comme un voyage intérieur de la mort à la Vie, selon une spirale qui, de commencement en commencement, nous permet de devenir ce que nous sommes déjà. Il est né au ciel le 24 août 2022.

Souvenir. C’était en 1992. Je venais de lancer les éditions Le Sel de la Terre avec De Vie et d’Esprit, recueil d’aphorismes de l’archimandrite Sophrony recueillis lors de mon séjour de plusieurs mois au monastère Saint-Jean-Baptiste (GB) en 1990. Ce premier ouvrage constituait un vrai succès, m’encourageant à continuer cette collection de spiritualité orthodoxe contemporaine. Je me rendis à Oxford où vivait et enseignait Mgr Kallistos Ware, éminent professeur de théologie orthodoxe à l’Université dont j’avais adoré Approches de Dieu dans la voie orthodoxe, modèle de clarté intellectuelle et de profondeur spirituelle. Il me reçut avec une infinie gentillesse et une écoute attentive.

A la fin de notre entretien, je le revois se lever, se faufiler au milieu de son bureau encombré de montagnes de documents et de livres pour atteindre un meuble à dossiers dont il extraya cinq textes : « De la mort et de la résurrection », « Le mystère de la personne », « La voie du repentir », « Le rôle du père spirituel », « L’hésychia et le silence dans la prière ». Il me les tendit avec ces mots : « Voici ce que j’ai écrit de mieux ces dernières années. Ils sont pour vous et votre projet. Faites-en le meilleur usage. Je ne veux ni droits d’auteur et ne ressens pas le besoin de relire votre traduction. »

Ainsi, par ce geste incroyable de générosité et de confiance, non seulement le Sel de la Terre – qui deviendrait bientôt une collection des Editions du Cerf – allait pouvoir prendre son envol, mais une collaboration féconde doublée d’une belle amitié spirituelle naissait. Ce premier ensemble de textes fut publié sous le titre Le Royaume intérieur (1993), réimprimé deux fois. Il sera suivi de quatre autres ouvrages : les rééditions du monumental L’orthodoxie. L’Eglise des sept Conciles (2002) et Approches de Dieu dans la voie orthodoxe (2004) ainsi que deux inédits : Tout ce qui vit est saint (2003) et L’île au-delà du monde (2005).

Découverte de la liturgie orthodoxe

«Nous tenant dans le temple de Ta gloire, nous croyons nous tenir au ciel», chante l’Eglise d’Orient dans sa liturgie. Mgr Kallistos Ware, qui s’appelait alors Timothy, avait 17 ans lorsqu’il rencontra pour la première fois l’orthodoxie. Un souvenir encore très vivant. Lumineux. «C’était un samedi après-midi, raconte-t-il. Je marchais dans les rues de Londres quand, soudain, j’ai vu une église que je ne connaissais pas. Poussé par la curiosité, j’y suis entré. Ma première impression, immédiate, fut celle du vide. Il n’y avait rien. Ni chaire, ni chaises, ni bancs. Juste un vaste parterre, poli. Il faisait très sombre. Et puis, mes yeux s’habituant à l’obscurité, j’ai réalisé que l’église n’était pas complètement vide. Il y avait des gens, debout, le long des murs. Des icônes, illuminées par des veilleuses. Quelque part, un choeur chantait. Mon premier sentiment de vide s’est alors transformé en son contraire, l’impression d’une extraordinaire plénitude. A travers les icônes, la poignée de fidèles, je percevais la présence, mystérieuse, de l’Eglise invisible. Je me sentais comme aspiré vers le haut, élevé dans une action beaucoup plus grande que moi. Oui, il m’était donné de voir les cieux sur la terre.»

Je me sentais comme aspiré vers le haut, élevé dans une action beaucoup plus grande que moi.

Sans le savoir, Kallistos Ware venait de faire la même expé­rience que les émissaires de Vladimir à Constantinople, un jour de l’an de grâce 988. «Lorsque, bien plus tard, je lus leur récit, mon coeur brûla en moi, ajoute-t-il. Mais, à l’époque, né en 1934 de parents anglicans pratiquants, je ne savais presque rien de l’orthodoxie. Je ne comprenais pas le slavon. La structure et le sens de l’office, en l’occur­rence la vigile du samedi soir, m’étaient inconnus. Ce service, célébré dans la seule église russe de Londres à ce moment-là, n’avait rien de somptueux. Le choeur était très moyen, les fidèles peu nombreux, les icônes caractéristiques du style décadent du XIXe siècle, le lieu était un sombre et très grand bâtiment gothique que l’Eglise anglicane avait prêté aux Russes. Non, ce qui m’a touché alors n’était pas la splendeur extérieure, mais quelque chose de plus intérieur: le recueillement des fidèles, le sentiment, très fort, mystérieux, de la communion des saints. Dès cet instant, avant même d’avoir lu quoi que ce soit sur l’Eglise orthodoxe, sa foi et ses règles de vie, je savais que j’y appartenais, que je voulais devenir orthodoxe. Aujourd’hui, je suis heureux d’avoir découvert l’orthodoxie non par des lectures ou des rencontres, mais à travers la liturgie. Je crois que c’est le meilleur chemin.»

Chemin de maturation

Malgré cette conviction intime, Kallistos Ware attendra encore six ans avant de faire le pas de la conversion formelle. Ses études à l’Université d’Oxford — quatre années en langues classiques et deux en théologie — lui donnent l’occasion de rencontrer le prêtre orthodoxe local, le père Basile Krivochéine, qui deviendra plus tard archevêque en Belgique et qui sera l’auteur d’un livre remarquable sur saint Syméon le Nouveau Théologien (949-1022)1. Il devient membre de la très active Association anglicano-orthodoxe saint Alban et saint Serge, où il fait la connaissance de brillants conférenciers comme Nicolas Zernov et le père Lev Gillet, mieux connu sous son nom d’auteur, «un moine de l’Eglise d’Orient».

Il apprend ainsi, peu à peu, à mieux connaître l’orthodoxie. Quatre éléments l’attirent plus particulièrement. Pre­mièrement, la force de la tradition, la continuité vivante de l’Eglise d’Orient avec l’Eglise des apôtres, des martyrs et des Pères, loin des ruptures et des divisions qui ont affecté le christianisme occidental à partir du Moyen Age. Deuxièmement, la liturgie et le sens profond de la communion des saints, de l’unité entre l’Eglise terrestre et l’Eglise céleste. Troisièmement, la prière de Jésus, l’invocation du Nom et l’action intérieure de l’Esprit saint, telle qu’elle s’est notamment mani­festée dans la figure de saint Séraphin de Sarov (1759-1833) qui parle tout de suite à son coeur. Enfin, l’expérience du martyre, notamment à travers la persécution des Grecs sous le règne ottoman, à laquelle il consacrera un livre, et les souffrances du peuple russe sous le régime communiste.

Cette première période d’approche et de maturation achevée, Kallistos Ware est reçu en 1958 dans l’Eglise orthodoxe. Il a 23 ans. Bien que proche par sa sensibilité de la spiritualité russe, il entre dans l’archidiocèse grec, qui dépend du Patriarcat oecuménique de Constan­tinople. «L’Eglise russe hors-frontières m’attirait, explique-t-il, mais j’étais conscient de la précarité de sa situation canonique. D’un autre côté, ma connaissance du grec classique facilitait ma compréhension de la liturgie byzantine. Je pensais aussi que l’avenir de l’Orthodoxie en Occident était plutôt dans le Patriarcat œcuménique. Cela dit, je ne suis ni sectaire, ni fanatique. Et je ne condamnerai personne qui choi­sirait une juridiction plutôt qu’une autre. Je pense que les Occidentaux qui se convertissent doivent aller là où ils se sentent à la maison.» Iro­nie du sort, son évêque grec, ne s’estimant pas capable de s’occuper pastoralement d’un Occidental, l’envoie chez un prêtre de l’Eglise russe hors-frontières, le père Georges Cheremetiev (11971), qui devient son père spirituel.

Suit alors, de 1958 à 1965, une assez longue période de voyages et d’études que Kallistos Ware entreprend pour une part en autodi­dacte. Désireux de connaître les centres spirituels de l’Orthodoxie, mais aussi d’étudier des manuscrits et de rassembler du matériel pour sa thèse de doctorat sur l’histoire du monachisme et saint Marc le Moine, il se rend au Mont Athos, à Jérusalem et à l’île de Patmos. Parallèlement, à l’invitation du grand éditeur anglais Penguin, il écrit son premier livre, une présentation synthétique, historique et théologique, de la tradition de l’Orient chrétien: L’Orthodoxie, l’Eglise des sept Conciles. Publié en 1963, traduit et édité en français en 1968, l’ouvrage deviendra rapide­ment un «classique» de la littérature orthodoxe. Epuisé depuis long­temps, il a été réédité en 2002 (Cerf-Sel de la Terre), dans une version complètement remise à jour. «Cette nouvelle mouture est plus nuancée, moins abrupte et moins farouche que la première, notamment sur la question du filioque, explique Kallistos Ware. Dans les années soixante, j’étais très influencé par Vladimir Lossky. J’ai tou­jours une grande admiration pour lui, mais je suis aujourd’hui moins catégorique. La différence entre l’Occident et l’Orient chrétiens sur la question de la Trinité reste certes importante, mais moins qu’on ne le prétend d’habitude. On attribue à l’Occident des points de vue, propres à certains auteurs scolastiques, qui sont loin d’être la norme. Je pense, personnellement, que saint Augustin n’est pas si différent des Pères cap­padociens. Le filioque ne devrait pas avoir sa place dans le Symbole de la foi, mais il y a, en Occident, des manières de l’expliquer qui sont en accord avec l’orthodoxie.»

Vocation monastique

En 1963, Kallistos Ware se rend au Canada, où il passe six mois dans un monastère de l’Eglise russe hors-frontières. Mais la vision stricte et étroite des moines de cette communauté lui pèse. L’affirma­tion, courante dans ces milieux bien que non universelle, que les chré­tiens non orthodoxes ne peuvent acquérir l’Esprit saint, le choque d’autant plus qu’elle contredit sa propre expérience spirituelle et son passé d’anglican. Il comprend que là n’est pas sa place et revient en Grande-Bretagne. Fraîchement arrivé des Etats-Unis, le nouvel arche­vêque grec, Athénagoras II, l’appelle et en fait son secrétaire. En 1965, Kallistos Ware est ordonné diacre; il reçoit le nom de Kallistos, qui le place sous le patronage d’un des auteurs de la Philocalie, saint Calliste Xanthopoulos. Son évêque l’envoie à Patmos, au monastère Saint­-Jean-l’Evangéliste, où il passe une année. Il accomplit alors son vieux rêve d’adolescent: devenir moine. «J’y avais songé, sans prendre de décision formelle, à l’âge de 15 ou 16 ans, alors que j’étais encore un anglican, précise Kallistos Ware. Bien sûr, par la suite, j’ai eu des doutes. Plus d’une fois, à l’université, j’ai pensé au mariage. Mais je suis tou­jours revenu au monachisme.»

L’amour est au centre de notre être: c’est notre essence même et, à moins d’aimer, nous ne sommes rien.

Dans un très beau texte, Kallistos Ware s’est exprimé sur sa vision, très orthodoxe, des rapports entre le mariage et le monachisme: «Le mariage et la vie monastique se complètent, un peu comme la voie cataphatique et la voie apophatique s’équilibrent et se complètent en théologie. […] Les deux voies sont des sacrements de l’amour. Mais ce que le mari et la femme réalisent l’un par l’autre, le moine s’efforce de l’atteindre directement. […] Les deux voies sont des expressions réelles de la prêtrise royale, universelle, du baptisé. Toutes deux sont néces­saires à l’Eglise, et aucune des deux ne peut être vraiment comprise qu’à la lumière de l’autre. […] Le moine et le chrétien marié sont tous deux à la fois des ascètes et des matérialistes, […] c’est-à-dire [des per­sonnes] qui témoignent du potentiel spirituel des choses matérielles. Tous deux renient le péché et affirment le monde. La différence qui existe entre eux réside seulement dans les conditions extérieures de leur combat ascétique. […] Pour nous tous, que nous soyons mariés ou moines, l’amour est quelque chose que, par la grâce divine, nous possédons déjà, qui surgit spontanément dans nos cœurs, mais que nous devons aussi sans cesse apprendre, pour lequel nous devons tou­jours lutter et souffrir. L’amour est à la fois le point de départ et l’abou­tissement. L’amour est au centre de notre être: c’est notre essence même et, à moins d’aimer, nous ne sommes rien. Où que nous soyons, dans notre foyer ou notre monastère, efforçons-nous donc de devenir plus pleinement ce que nous sommes déjà.»

En 1966, Kallistos Ware est ordonné prêtre, juste avant de par­tir pour Oxford où il a été nommé à l’Université. Seul membre ortho­doxe du collège des professeurs, il donne des cours d’«études ortho­doxes orientales» dans le cadre de la Faculté de théologie. En 1982, «contre sa volonté propre», il est ordonné évêque auxiliaire de Diok­leia (Asie Mineure), au service du diocèse orthodoxe grec de Grande-Bretagne.

A Oxford, Kallistos Ware a travaillé à la mission que le Père Amphilochios (mort en 1970), père spirituel du monastère de Patmos, lui a confiée: être un constructeur de ponts. Un «passeur», c’est-à-dire quelqu’un qui aide à passer les frontières, à les dépasser pour réunir ceux qu’elles divisent, à ouvrir des espaces de passage entre l’Orient et l’Occident. Ce travail de rassembleur, Kallistos Ware l’a accompli à deux niveaux. Entre orthodoxes d’abord, unis par la même foi et dans l’Esprit saint, mais si souvent séparés de facto par les frontières de nationalité et de juridiction. En 1966, il n’y a, à Oxford, qu’une com­munauté russe. Athénagoras II demande à Kallistos Ware de créer une paroisse grecque. Il le fait, mais d’emblée en collaboration avec les Russes. Résultat: en 1973, événement absolument exceptionnel, les deux communautés décident d’unir leurs forces et de bâtir, ensemble, une seule et même église. «Aujourd’hui, explique Kallistos Ware, nous avons deux paroisses (grecque et russe), deux juridictions (le Patriarcat oecuménique de Constantinople et le Patriarcat de Moscou), deux calendriers (le julien et le grégorien), mais une seule église. Dans la Divine liturgie, nous sommes un, une seule assemblée de fidèles. A l’exception de certaines fêtes, qui sont dédoublées, les deux évêques d’Oxford concélèbrent; chaque office est célébré en trois langues, anglais, grec et slavon. La situation n’est certes pas toujours idéale ni facile, mais nous essayons de témoigner de l’unité panorthodoxe.» Avec Londres, lieu de la très active paroisse de Mgr Antoine de Sou­roge, la petite ville d’Oxford est, au fil des ans, devenue l’un des centres orthodoxes les plus vivants d’Europe. Signe de cette vitalité et de son rayonnement, pas moins de douze prêtres y ont déjà été ordonnés et envoyés aux quatre coins du pays!

Spiritualité philocalique

Pont, passeur, Kallistos Ware l’a aussi été entre l’orthodoxie et l’Occident. Par son enseignement d’abord, qui s’adresse en priorité à des étudiants non orthodoxes, et son rôle actif dans l’association saint Alban et saint Serge. Par son travail d’écrivain ensuite, dans des revues de dialogue comme hier Eastern Churches Review ou aujourd’hui Sobor­nost, avec des livres comme Approches de Dieu dans la tradition ortho­doxe, qui a introduit de nombreux Occidentaux au christianisme oriental. Par son oeuvre de traducteur enfin: le Triode de Carême et les Ménées des grandes fêtes, adaptés dans la langue de Shakespeare avec la collaboration de Mère Marie du monastère de Bussy-en-Othe (France); mais surtout la Philocalie des Pères neptiques, florilège de textes ascé­tiques et mystiques du IVe au XVIe siècle, publié à Venise en 1783 par saint Macaire de Corinthe et saint Nicodème l’Hagiorite, dont il coor­donne l’édition anglaise en cinq volumes.

«Amour de ce qui est beau et bon, amour de Dieu comme source de toute beauté, amour pour tout ce qui conduit à l’union avec la beauté divine et incréée», la Philocalie, et toute la tradition palamite dont elle est l’expression, se situe au cœur de la spiritualité de Kallistos Ware. Lui-même, d’ailleurs, n’hésite pas à parler d’une «spiritualité philoca­lique». «Méthode scientifique» (Nicodème l’Hagiorite), école d’oraison, la Philocalie est, comme le dit saint Philothée le Sinaïte, une voie «vers le royaume intérieur et le royaume du monde à venir». Son but: la déification, l’union de l’être humain, ici et maintenant, avec le Dieu à la fois connu et inconnu, immanent et infiniment transcendant. Ses moyens: la nepsis (sobriété et vigilance) et l’hésychia, c’est-à-dire le repos intérieur du cœur purifié des passions et la paix de l’intellect libéré de toute pensée et de toute image. Son outil enfin: l’invocation du Nom ou prière de Jésus, éventuellement accompagnée de tech­niques corporelles et respiratoires.

L’essentiel, «l’unique chose nécessaire», c’est le fruit, c’est-à-dire la vigilance intérieure, la garde de l’intellect et la pureté du coeur.

A l’heure où l’orthodoxie, ici et ailleurs, est guettée par le ritualisme, ce rappel de la primauté de «l’homme intérieur» (Rm 7,22; 2 Co 4,16; Ep 3,16) sur l’homme extérieur, de la prière du cœur sur la prière des lèvres, du dedans sur le dehors, de l’esprit sur la lettre, est fondamental. Comme l’explique saint Nicodème l’Hagiorite dans son introduction à la Philocalie, les observances ascétiques, les dévotions rituelles, les pratiques corporelles, le respect des saints canons, pour importants qu’ils soient, sont à la vie spirituelle ce que le feuillage est à l’arbre. Ils ne sauraient suffire ni pour la sauvegarde de la foi et de la tradition orthodoxes, ni pour le développement de la vie spirituelle. L’essentiel, «l’unique chose nécessaire», c’est le fruit, c’est-à-dire la vigilance intérieure, la garde de l’intellect et la pureté du coeur, seuls moyens de «retourner à la grâce parfaite de l’Esprit qui nous a été don­née au commencement par le baptême».

Saint Nicodème l’Hagiorite soulignait la vocation universelle de la Philocalie. Saint Païssius Vélitchkovski (1722-1794), à l’inverse, craignant qu’elle ne tombe dans les mains de personnes non préparées ou dépourvues de guide spirituel, s’opposa longtemps à l’impression de sa traduction slavonne. Dans ce débat, Kallistos Ware prend claire­ment le parti de saint Nicodème. Indissociables d’une «appartenance pleine et active à l’Eglise» et d’une «vie sacramentelle régulière», la voie philocalique et la pratique qui en est le coeur, la prière de Jésus, ne sont pas réservées aux moines ou aux orthodoxes. Comme l’injonction de saint Paul, «prier sans cesse» (1 1715,17), elle s’adresse à tout chré­tien, quelle que soit son occupation dans le monde. «L’invocation du Nom est une prière d’une extrême simplicité, écrit-il. C’est une manière de prier qui peut être adoptée par tous; elle ne requiert aucune connais­sance particulière, aucune préparation élaborée. […] Etant si courte et si simple, la prière de Jésus peut se réciter n’importe où et n’importe quand, […] dans l’autobus, pendant qu’on travaille, au jardin ou à la cuisine, en s’habillant ou en marchant, quand on souffre d’insomnie, pendant les périodes de détresse ou de tension, quand d’autres formes de prière sont devenues impossibles. De ce point de vue, il faut recon­naître que c’est une prière particulièrement bien adaptée à la tension du monde moderne. […] C’est une prière qui convient à toutes les étapes de la vie spirituelle, de la plus élémentaire à la plus avancée.»

Un œcuménisme du cœur

Chemin de prière et de transformation intérieure, cette spiri­tualité philocalique pourrait bien être, avec l’action sociale au service des plus pauvres, la pierre d’angle de l’œcuménisme de demain. Un œcuménisme du coeur, en pleine floraison, face à l’œcuménisme offi­ciel des institutions et des commissions théologiques, aujourd’hui au point mort pour ne pas dire en régression. Kallistos Ware, en tout cas, est frappé par le succès de la Philocalie en Occident, qui se manifeste par de nombreuses traductions et rééditions.

«Permanente, l’influence de la Philocalie n’a cessé de croître, explique Kallistos Ware. Paradoxalement, l’œuvre a produit son effet le plus saisissant non pas au XVIIIe siècle dans le monde grec de la turco­cratie, ni dans la «Sainte Russie» pré-révolutionnaire, ni encore dans aucun autre pays de tradition orthodoxe, mais surtout en Europe occidentale et en Amérique du Nord au cours de la deuxième moitié de ce siècle.» Préparé notamment par la publication en plusieurs langues des Récits d’un pèlerin russe, l’Occident s’est en effet révélé un terrain particulièrement réceptif à la Philocalie. «Il est étonnant, mais en même temps extrêmement encourageant, qu’une collection de textes spirituels, destinée à l’origine à des Grecs vivant sous le règne ottoman, ait eu son véritable impact deux siècles plus tard dans l’Occident sécularisé et post-chrétien, parmi les enfants de ces "Lumières" que saint Macaire et saint Nicodème regardaient avec les plus grandes craintes, poursuit Kallistos Ware. Il y a des livres qui semblent avoir été composés moins pour leur temps que pour les géné­rations suivantes. […] Véritable bombe à retardement spirituelle, la Philocalie est précisément l’un de ceux-là.

L’âge vrai de la Philocalie est moins le XVIIIe siècle que le nôtre. Même s’il est impossible de mesurer la vie de la prière par des statistiques, on peut dire que l’invo­cation du Nom est aujourd’hui beaucoup plus largement pratiquée, dans l’Orient comme dans l’Occident chrétiens, qu’elle ne l’a jamais été dans le passé. Et ceux qui lisent et pratiquent la Philocalie ne sont pour la plupart ni des universitaires, ni des théologiens professionnels ou des byzantinistes spécialisés, mais des gens simples qui générale­ment n’ont pas de connaissances de l’orthodoxie, ni même de pra­tique vivante de la foi chrétienne, mais sont simplement sincèrement concernés par la vie de l’Esprit.»

Et Kallistos Ware de poursuivre: «Bien sûr, ce n’est pas sans risques et il convient de ne pas tom­ber dans certaines formes de gnosticisme caractéristiques du New Age, en isolant l’expérience spirituelle de tout contexte doctrinal, sacramentel ou communautaire. Mais ce danger, s’il doit nous inviter à la prudence et à la vigilance, n’est pas une raison pour nous retirer et nous replier sur nous-mêmes. Il y a aujourd’hui une soif spirituelle énorme dans le cœur des gens, et c’est de notre devoir d’y répondre, de les aider dans leur recherche, notamment en rendant accessibles les trésors qui nous ont été confiés. L’Esprit saint, je le crois, peut aussi se manifester à travers un texte. Si quelqu’un est de bonne foi, s’il cherche avec sincérité et humi­lité, Dieu ne va-t-il pas le guider sur le bon chemin, lui donner ce dont il a besoin? La Philocalie est l’une des voies possibles, un carrefour. Ayons confiance en l’Esprit saint.» Il y a, en effet, des personnes qui ont com­mencé à pratiquer la prière de Jésus sans être chrétiennes, comme un mantra; et peu à peu, inconsciemment, la puissance du Nom a agi en elles, ouvert leur cœur à la présence personnelle et au visage du Christ.

Esprit d'exploration

Traditionnelle, équilibrée, jamais polémique, l’orthodoxie que prêche et prône Kallistos Ware est, on le voit, résolument ouverte. «Ce dont le monde a besoin, c’est d’une orthodoxie non pas frileuse, exclusive, accusatrice et repliée sur elle-même, mais audacieuse, accueillante, tolérante et généreuse. Et tout cela, nous pouvons l’être sans forcément diluer notre tradition, déclare-t-il. En ce sens, rien n’est plus attristant que cette approche négative de l’Occident et de la modernité qu’ont de nombreux orthodoxes. Selon moi, c’est une déviation, car l’orthodoxie est, fondamentalement, une affirmation et non une négation. Malheureusement, il faut reconnaître que l’ortho­doxie, aujourd’hui, est souvent inspirée par la crainte. C’est la peur qui nous rend fermés aux autres, à l’Occident. Ne soyons pas effrayés. Ayons confiance dans notre tradition. Je ne suis pas favorable à des compromis doctrinaux, mais je sais que j’ai été grandement aidé dans ma formation orthodoxe par les écrits de certains catholiques romains comme Urs von Balthasar, Henri de Lubac, Jean Daniélou, par des anglicans comme Michael Ramsey, archevêque de Canterbury, qui a écrit le meilleur livre que je connaisse sur la transfiguration. Oui, il y a là, sur le plan spirituel, des échanges qui peuvent être très fructueux. L’Occident, la rencontre avec l’Occident, peuvent nous aider à mieux comprendre et à approfondir notre Orthodoxie.»

La vérité n’est pas un argumentaire, qui donne des réponses systématiques à toutes les questions; c’est une lumière.

C’est pourquoi Kallistos Ware «regrette aussi l’approche anti-intellectuelle et anticulturelle de certains orthodoxes, convertis ou non. Un bon usage de la raison, comprise non pas au sens d’un rationalisme étroit, est parfaitement dans la tradition et l’esprit des Pères de l’Eglise. Et pourquoi devrait-on renier Dante, Montaigne, Shakespeare, Milton, Victor Hugo et tous les autres? N’appartiennent-ils pas à notre héritage culturel? Il est important pour les orthodoxes en Occident de bien connaître la poésie, l’art, la culture des pays où ils habitent. Pourquoi ne serait-il pas possible d’être à la fois orthodoxe au plan spirituel et occidental au plan culturel? Il n’y a là ni contradiction ni incompatibilité; juste une tension créatrice telle qu’on la retrouve par exemple dans la définition des dogmes, où l’on essaie de combiner deux vérités paradoxales et antinomiques. Bien sûr, il y a un risque. Mais nous avons à prendre des risques. Souvent, les gens qui entrent dans l’Eglise orthodoxe pensent ou espèrent trouver une réponse immédiate, rapide, sûre, à toutes leurs questions. Comme s’il ne devait plus y avoir place pour le doute et l’hésitation. Personnel­lement, je ne pense pas que cela soit la vraie orthodoxie. Car il y a une forme de certitude que l’Eglise ne peut pas avoir, mieux, qu’elle ne doit pas rechercher. L’esprit de l’Eglise est un esprit d’exploration, apophatique. La vérité n’est pas un argumentaire, qui donne des réponses systématiques à toutes les questions; c’est une lumière. Et comme toute lumière, elle est entourée d’ombres et d’obscurité. Ayons l’humilité de reconnaître qu’il y a beaucoup de questions qui nous échappent, mais auxquelles l’Occident, avec la tradition qui est la sienne, peut nous aider à trouver des réponses.»

C’est notamment le cas de l’action sociale. «Il y a un réel dan­ger pour les orthodoxes en Occident de se couper non seulement de leur environnement culturel, mais aussi, au sens plus large, de l’action sociale, constate Kallistos Ware. Nous retirer du monde dans un cercle étroit, protecteur et rassurant, un microcosme liturgique où tout est beau et harmonieux, serait une trahison de la plénitude de l’ortho­doxie. Car la vraie orthodoxie rejette la séparation entre le sacré et le séculier. Dieu peut être trouvé partout, dans chaque personne. Tout est potentiellement sacré; tout peut le devenir. La place centrale, mal­heureusement souvent oubliée, que notre spiritualité donne à la para­bole des boucs et des brebis au jour du Jugement dernier (Mt 25,31­45), en témoigne. Je crois qu’en tant qu’orthodoxes, nous devons être pleinement engagés dans le service des plus pauvres. Vivons cela! Sor­tons de notre cocon, allons à la rencontre de l’autre, à la découverte du Christ dans notre prochain. Inspirons-nous des fols en Christ qui vont au-devant des indigents, des marginaux, des prostituées, des ivrognes, de tous ces bannis de la terre que le clergé respectable ne rencontrera jamais!» Kallistos Ware aime beaucoup les fols-en-Christ. Ils sont pour lui l’expression extrême et sublime de la charité, de l’amour christique qui participe totalement à la souffrance d’autrui, réalise la consubstan­tialité du genre humain sur la croix. Le fol-en-Christ, nous dit Kallistos Ware, montre «qu’on ne sauve pas les autres par ce qu’on dit, mais par ce qu’on est, par notre manière de vivre. On ne prêche pas la foi par son éloquence ou des arguments subtils, mais par sa compassion».

Pour cela, encore faut-il avoir commencé à réaliser sa vocation propre. «Deviens, consciemment et activement, ce que tu es déjà potentiellement et secrètement, en vertu de ta création à l’image de Dieu et de ta re-création dans le baptême», proclame Kallistos Ware. Deviens ce que tu es: plus exactement, reviens à toi-même; découvre-le, celui qui est déjà tien; écoute-le, celui qui jamais ne cesse de parler en toi; possède-le, celui qui même maintenant te possède.» C’est à cet apprentissage de l’intériorité, du «retour en soi-même», de l’écoute, du repentir, de la prière, de la lutte contre les pensées et les passions que les écrits de Kallistos Ware nous invitent. Un voyage «philocalique», dans l’amour de la beauté du Christ, qui nous mène de la mort à la vie.

 

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