L’échelle du Nom dans le cœur

Sagesses

L’invocation constante du Nom (de Jésus) est au cœur de l’hésychasme, popularisé par les Récits d’un pèlerin russe. Voie mystique royale pour ouvrir les profondeurs de l’être aux énergies incréées et accéder à l’expérience de la lumière divine, sa pratique ne consiste pas à répéter simplement le Nom, mais à devenir ultimement prière dans chacun de ses gestes, pensées, respirations… Cela, dans tous les aspects de la vie, y compris les situations les plus quotidiennes.

La déification. Tel est le sens du salut selon la tradition orthodoxe. A la suite d’Athanase d’Alexandrie (IVe siècle), les Pères de l’Eglise définissent ainsi le mystère de l’incarnation du Verbe (Logos) en Jésus-Christ: «Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir dieu.» Non par nature, mais par la grâce de l’Esprit. Rien d’autre que d’accomplir ce que nous sommes déjà potentiellement en tant qu’être créé à l’image de Dieu.

Ce devenir est le fruit d’une transformation intérieure. En trois étapes – indissociables – qui sont autant de degrés sur le chemin de la participation à la vie divine. D’abord, la praxis: l’œuvre ascétique (du mot grec askèsis, l’exercice) pour purifier notre être des passions qui désorientent l’usage des facultés de l’âme, en particulier nos capacités de désir, de liberté, de création et de réflexion. Ensuite, la theoria: la contemplation des perfections invisibles de Dieu dans les choses visibles. Il s’agit de reconnaître et déchiffrer la présence de Dieu dans la nature, l’être humain et les écritures saintes, au-delà du voile des apparences et de la lettre. Enfin, la theologia: l’union personnelle à Dieu, la connaissance directe et immédiate des mystères divins, par-delà les formes sensibles, les représentations et les noms.

L’hésychasme, voie mystique

Une voie royale pour accomplir ce voyage intérieur est l’invocation du Nom ou prière de Jésus. Comme le dit le philosophe religieux russe Serge Boulgakov (†1944), «le Nom de Jésus présent dans le cœur humain lui confère le pouvoir de déification» [1]. Popularisée par les Récits d’un pèlerin russe [2], la prière de Jésus est sans doute l’élément de la spiritualité orthodoxe qui a suscité le plus d’intérêt en Occident. Elle est au cœur de l’hésychasme (du grec hésychia, paix, repos), tradition mystique de l’union à Dieu dont les enseignements ont été rassemblés dans la Philocalie des Pères neptiques [3], une anthologie de textes du IVe au XVe siècle. Elle s’enracine dans la vénération du Nom comme révélation de l’être de Dieu. Bibliquement, la puissance de Dieu est contenue dans son Nom. Invoquer ce dernier avec attention et un cœur brûlant, c’est se mettre en présence de Dieu, le rendre présent, s’ouvrir à ses énergies et à son action invisibles.

Pour les chrétiens, le Nom divin par excellence est celui que le Verbe a pris en s’incarnant : Jésus ou Yeshoua en hébreu, «celui qui sauve». «Le Nom du Fils de Dieu est grand et sans limites et soutient l’univers entier», affirme le Pasteur d’Hermas [4], un écrit apostolique du IIe siècle. Il fait écho à la promesse de Jésus lors de son dernier repas: «Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera» (Jn 16,23). Cela fera dire à l’apôtre Paul, qui fonde d’une certaine manière la prière de Jésus: «Car Dieu l’a hautement exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers» (Ph 2, 9-10).

Si les premiers chrétiens révéraient le Nom de Jésus, nous ne savons pas s’ils en pratiquaient l’invocation constante et sous quelle forme. Afin de mettre en œuvre l’injonction de saint Paul – «Priez sans cesse!» (1 Th 5, 17) – les Pères du désert (IVe siècle) soulignaient l’importance du souvenir permanent de Dieu. Ils répétaient des prières brèves diverses, dites jaculatoires, comme «Seigneur, au secours!» (Macaire d’Egypte, †391) ou «Ô Dieu, viens à mon aide, Seigneur, hâte-toi de me secourir» (Jean Cassien, †435). Le Nom de Jésus prend place dans ses prières variées, mais sans être central.

Joie et humilité

Il faudra attendre le Ve siècle avec les hésychastes Diadoque de Photicé et Nil l’Ascète pour trouver une référence explicite à l’invocation du Nom comme pratique. La formule standard apparaît pour la première fois dans La vie d’Abba Philémon, ermite égyptien: «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi!». Elle renvoie à la prière de l’aveugle: «Jésus, Fils de David, aie pitié de moi!» (Lc 18,38) et à celle du publicain: «Ô Dieu, aie pitié de moi, pécheur!» (Lc 18,13). Cela conduit le pèlerin russe à voir dans l’invocation du Nom «un résumé des Évangiles».

Si elle est très simple, la prière de Jésus n’en referme pas moins une grande richesse de sens. Théologiquement, elle exprime le mystère de la personne du Christ, à la fois pleinement humain (Jésus) et divin («Seigneur»). Elle est également trinitaire, car elle mentionne explicitement le Fils et le Père, mais aussi implicitement le Saint-Esprit, puisque personne ne peut dire: «Jésus est Seigneur, sinon dans l’Esprit saint» (1 Co 12,3).

Spirituellement, l’invocation du Nom initie une dynamique intérieure tissée d’un double mouvement, ascendant et descendant. D’un côté, la célébration du Nom proprement dite («Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu»), qui dit l’amour et appelle à l’action de grâce pour la beauté et la bonté de Dieu, à la joie et à la conscience de notre dignité d’être créé à l’image de Dieu. De l’autre, le repentir et la componction («Aie pitié de moi!») qui ouvrent sur l’humilité, la conscience de notre fragilité et de tout ce qui, en nous, fait obstacle à l’action des énergies divines.

Pour accentuer cette dimension, «pécheur» a été ajouté à la fin de la formule à partir du XIVe siècle. Un mot à entendre au sens profond – et non moral – du grec hamartia, qui signifie «manquer la cible», c’est-à-dire perdre son Orient, dévier par rapport à sa vocation divino-humaine. «Aie pitié» ne consiste donc pas à battre sa coulpe dans une culpabilité enfermante, mais à appeler et accueillir la grâce miséricordieuse de Dieu.

L’intellect dans le cœur

Au plan pratique, la récitation de la prière de Jésus peut être accompagnée d’une méthode psychosomatique. Les premiers à en parler de manière explicite et détaillée sont des auteurs des XIIIe et XIe siècles comme Nicéphore l’Hésychaste, le pseudo-Syméon ou encore Ignace et Calliste Xanthopoulos. La technique qu’ils proposent comprend notamment trois éléments. Premièrement, une attitude corporelle. Par exemple, Grégoire le Sinaïte (†1346), qui a vécu au Mont Athos, recommande de s’asseoir sur un tabouret bas, la tête inclinée, les yeux fixés sur l’endroit du cœur [5]. Les maîtres contemporains conseillent des postures plus confortables – assis, à genoux ou debout, ce qui était le plus courant chez les Pères du Désert – fondées sur la verticalité entre la terre et le ciel. Deuxièmement, le contrôle de la respiration, qui doit être ralentie, calme, profonde et rythmée sur les deux mouvements de l’invocation du Nom, ainsi que cela apparaît dans Les Récits d’un Pèlerin russe: inspiration sur «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu», et expiration sur «Aie pitié de moi, pécheur», avec une brève pause entre les deux.

Troisièmement, en recueillant son intellect et en le faisant descendre avec le souffle, l’exploration de son être intérieur afin de découvrir le «lieu du cœur» et de s’y établir. Le cœur, dans l’anthropologie biblique, a une signification à la fois physique, spirituelle et symbolique. Il n’est pas que le muscle cardiaque ou le siège des émotions et des sentiments. D’une profondeur insondable, il est le centre «directeur» (Grégoire Palamas, †1359) et unificateur de la personne dans sa totalité. «Dès que la grâce s’est emparée des espaces du cœur, elle règne sur tous les membres et toutes les pensées» [6], peut-on lire dans les Homélies de saint Macaire (ive siècle). C’est là, au confluent mystérieux entre le créé et l’incréé, que l’être humain s’éveille à soi comme image de Dieu et se connaît comme temple de l’Esprit. C’est là qu’il rencontre Dieu face à face et s’unit à lui.

Trois degrés de la prière

La prière est le moyen d’ouvrir les profondeurs de l’être aux énergies divines. Ce ne sont pas les techniques, mais la grâce de l’Esprit saint – en synergie avec notre volonté – qui permet de réaliser les trois degrés de la prière. Une ascension intérieure qui mène de la dispersion à l’unification corps-âme-esprit et à l’unité en Dieu. Au début, la prière de Jésus est vocale. La formule est prononcée avec les lèvres, à voix haute ou non, dans un effort intentionnel par lequel nous enfermons notre intellect – si souvent éparpillé, prompt à vagabonder et bavarder – dans les mots de la prière : «Vous devez lier votre intellect à une pensée unique, ou à la seule pensée de l’Unique» [7], enseigne l’un des grands maîtres de l’hésychasme russe, Théophane le Reclus (†1894).

Puis vient, quasi naturellement, le deuxième degré : la prière de l’esprit. L’attention s’accroît. L’invocation du Nom s’intériorise, trouve son propre rythme en accord avec la respiration, L’intellect la répète sans mouvement labial, en silence. La raison naturelle cède la place à l’esprit (noûs), cette faculté oblitérée par la modernité occidentale, qui nous rend capable d’entrer en communion avec le mystère de Dieu. Ici, contrairement à d’autres formes de prière et de médiation, l’usage de l’imagination est exclu. «Pour ne pas tomber dans l’illusion en pratiquant la prière intérieure, déclare Nil Sorski (†1508), ne te permets aucun concept, aucune image, aucune vision [8].»

Quand la conscience est vide de tout, sauf du Nom et de la présence de Dieu au-delà de tout nom, c’est le signe que l’orant entre dans le troisième degré: la prière du cœur. Ce n’est plus la prière d’une seule faculté, mais celle de l’être tout entier, réunifié: le corps, l’âme et l’esprit unis au cœur. A partir du moment où celui-ci est purifié des passions, la prière cesse d’être un effort pour jaillir et s’élever d’elle-même, ininterrompue. Les mots s’évanouissent. Il n’y a plus finalement que le silence, le «langage du huitième jour», selon Isaac le Syrien (†700).

Transfiguration cosmique

A ce stade, la prière n’est plus une action, mais un état de l’être. Un fruit non de la volonté, mais de la grâce. Nous n’invoquons plus le Nom, nous sommes prière, laquelle s’incarne dans chacun de nos gestes, pensées, actions, paroles, respirations. Nous ne nous tenons plus seulement devant Dieu, mais Dieu habite en nous. «Quand l’Esprit a fait sa demeure dans un homme, celui-ci ne cesse plus de prier, car l’Esprit prie constamment en lui» [9], écrit Isaac le Syrien. La prière devient connaissance directe, dans l’amour. Notre vie devient une avec la vie de Dieu, notre souffle s’unit au Souffle divin qui emplit tout. Comme dans les Récits d’un pèlerin russe, l’invocation du Nom prend une dimension cosmique. Elle transfigure tout: les arbres, les oiseaux, les animaux, la terre, l’eau et l’air… Tout devient sacrement de la présence de Dieu. «Brillant à travers le cœur, la lumière du Nom de Jésus illumine tout l’univers» [10], proclame Serge Boulgakov.

La prière du cœur n’est pas quelque chose qui s’acquiert, mais un don gratuit de Dieu. Elle n’en suppose pas moins une ascèse transformatrice, un « martyre caché » disent les Anciens, pour mourir à l’ego du «vieil homme» en nous et renaître au «Je suis» de l’«homme intérieur». Si, comme le souligne Isaac le Syrien, très peu atteignent «le mystère qui se trouve au-delà de la prière pure», cela ne doit pas nous décourager. Le Royaume des cieux est en chacun de nous et nous sommes tous appelés à y entrer – c’est le sens ultime de notre vie. La porte est devant nous et la prière de Jésus en est l’une des clés. Simple, courte, souple, praticable en tout temps et en tout lieu, elle est offerte à tous et convient à tous les stades de la vie spirituelle. Il suffit de commencer, tout simplement. C’est ce que conseille le père Lev Gillet: «De même que, pour nager, il faut se jeter à l’eau, ainsi faut-il tout d’un coup se jeter dans le Nom de Jésus. Ce nom ayant été prononcé une première fois avec adoration aimante, il n’y a qu’à s’y attacher, y adhérer, le répéter lentement, doucement, tranquillement…» [11]

Si nous nous ouvrons et abandonnons à ses énergies, l’Esprit saint fera le reste.

Notes

[1] Serge Boulgakov, L’Orthodoxie, Lausanne, L’Age d’Homme, 1980, p. 164.

[2] Récits d’un pèlerin russe, Paris, éd. du Seuil, 1963.

[3] La Philocalie, tomes I & II, Paris, Desclée de Brouwer et Jean-Claude Lattès, 1995.

[4] Le Pasteur d’Hermas, «Similitudes», IX, 14.

[5] «De l’hésychia et des deux modes de prière», La Philocalie, op. cit., tome II, p. 416.

[6] Les Homélies spirituelles de saint Macaire, xv, 20, Abbaye de Bellefontaine, «Spiritualité orientale», no 40, p. 188.

[7] Higoumène Chariton, L’art de la prière, Abbaye de Bellefontaine, 1976, coll. «Spiritualité orientale», p. 130.

[8] Ibid., p. 136.

[9] Isaac le Syrien, Œuvres spirituelles, Paris, Desclée de Brouwer, 1981, p. 437.

[10] Serge Boulgakov, op. cit., p. 164.

[11] Un moine de l’Eglise d’Orient, La prière de Jésus, Ed. de Chevetogne, 1963, p. 73.

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