Milo Rau : Antigone in the Amazon

Visions

A travers une relecture de la figure d’Antigone, le metteur en scène bernois Milo Rau efface les frontières entre le mythe antique grec et la réalité actuelle au Brésil pour dénoncer la destruction de l’Amazonie, les violences systémiques envers la Terre, les populations indigènes, les femmes et les minorités sexuelles. Une œuvre bouleversante qui mêle avec brio théâtre et cinéma, fiction et documentaire. Une puissante leçon d’humanité et d’engagement politique de l’art.

© Christophe Raynaud de Lage

«Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme», chante le chœur au début de l’Antigone de Sophocle. Le grand dramaturge grec tresse un véritable éloge de l’humain:

Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses charmes qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales. Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend, tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets, l’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.  […] Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien.

Le mot δεινόν peut signifier à la fois «merveilleux» et «terrible». Avec le temps, au fil des traductions, c’est cette signification qui l’a emporté. Les pouvoirs prodigieux de l’humain sont devenus terrifiants. Au point que chez le poète Hölderlin, qui sera suivi par Bertolt Brecht, la phrase devient: «Il est des choses monstrueuses, mais rien n’est plus monstrueux que l’humain.»

C’est cette parole qui, sur des accords de guitare mélancoliques et envoûtants, ouvre la pièce de Milo Rau. La monstruosité renvoie en l’occurrence au massacre du 17 avril 1996, perpétré par la police militaire lors d’une marche pacifique du Mouvement des sans-terre (MST) sur une autoroute de l’Etat du Para. Une vingtaine de personnes exécutées d’une balle dans le cou ou dans la tête et quelque 70 blessés, dont une quinzaine resteront invalides, parce qu’ils revendiquaient leur droit à la terre et protestaient contre la déforestation de l’Amazonie.

Un mythe revisité

Milo Rau éclaire cet événement à travers le mythe d’Antigone qui trouve, du coup, une actualité nouvelle et foudroyante. Antigone est incarnée notamment par l’activiste autochtone Kay Sara (en vidéo). Elle représente le combat politique et la résistance acharnée face aux puissances qui «persécutent les dieux» et «abusent de la Terre-mère sacrée» pour violer ses entrailles et piller les richesses minières qu’elle contient. Elle est celle qui, au péril de sa vie, dit NON à l’injustice, à la cupidité, à la démesure, à la violence et au mépris des droits humains et de la nature. Elle ose défier le pouvoir de Créon qui symbolise toutes les forces – l’Etat, les multinationales, les grands propriétaires fonciers – qui font main basse sur la planète, privatisent les terres, exploitent sans limites les matières premières. La dévastation de la forêt amazonienne, poumon vert de la biosphère, résume ce sacrifice à large échelle sur l’autel du profit et de l’avidité.

© Christophe Raynaud de Lage

«Cette folie doit cesser. Arrêtons d’être comme Créon. Soyons comme Antigone. Quand l’injustice devient loi, la résistance devient devoir», proclame Kay Sara dans le discours d'ouverture des Wiener Festwochen. Elle nous pose cette question : «Pourquoi ne nous insurgeons-nous pas contre un système qui est en train de tuer la planète?»

Antigone se rebelle, ne transige pas, va jusqu’au bout de son combat au nom de la justice et de la justesse. «D’où tire-t-elle son pouvoir de résistance?», demande l’un des protagonistes. De la Terre mère bien sûr, mais aussi de son peuple, des communautés indigènes pour lesquelles elle s’engage et, plus largement, des anciens esclaves noirs, des «sans-terre» et autres groupes LGBTQI+ dont elle se sent solidaire. Contrairement à la manière dominante et romantique dont on l'a souvent représentée, elle n’est pas seule. Le chœur, composée de personnes militantes, autochtones, paysannes et rescapées de la tragédie du 17 avril, la soutient.

«Cette folie doit cesser. Arrêtons d’être comme Créon. Soyons comme Antigone.»

Travail de deuil

Le dialogue entre la pièce de Sophocle et la tragédie amazonienne, les va-et-vient entre Thèbes et l’Etat du Para déploient une approche foisonnante et complexe en cinq strates.

Primo, une évocation quasi documentaire du massacre et de l’exploitation éhontée de l’Amazonie, mais aussi de la genèse du spectacle et de sa réalisation entre deux continents.

Secundo, nourrie par l’expérience et la sagesse des autochtones, une réflexion sur cette situation et ses racines coloniales, avec en point de mire la responsabilité et l’aveuglement de Créon, les violences systémiques et intersectionnelles contre la terre, les femmes, les indigènes, les pauvres et les minorités de genre.

Tertio, à travers la reconstitution du massacre, rejoué en chair et en os sur le tronçon autoroutier par les survivants et les activistes actuels ainsi que via des modèles réduits, la pièce est l’occasion d’un rituel de deuil. Rythmé et porté par les chants du cœur, il permet de faire mémoire des morts, d’exprimer les émotions douloureuses et de les composter en engrais pour l’engagement. Une façon de travailler et transfigurer le traumatisme.

Difficile de ne pas penser aux paroles de Tchekhov, à la fin de Platonov: «Que faire, maintenant? Enterrer les morts et réparer les vivants!» Le cérémonial honore la mémoire des défunt.e.s, exalte leur dignité foulée aux pieds par la répression, permet la métamorphose des forces de mort en énergies de résurrection. «Chaque grain de terre sur un corps est lumière», chante le chœur. Ce qu’Antigone avait bien compris en bravant l’ordre de Créon de ne pas donner une sépulture décente à son frère Polynice, considéré comme un traître et un ennemi de la Cité.

Chant d’espérance

Quarto, le spectacle est un cri d’alarme. Les prophètes, dans la tragédie grecque, «arrivent toujours en retard», rappelle Milo Rau. Tirésias est incarné par le philosophe brésilien Ailton Krenak. Au coucher de soleil, il rappelle les désastres en cours, les pluies de cendres et les nuages qui apportent l’obscurité, le cœur de la planète qui cesse de battre, les oiseaux qui ne chantent plus, les rivières qui s’assèchent, les océans qui gémissent. Oui, « la Terre a de la fièvre. » Mais ajoute le sage, les indigènes n’ont pas peur de la fin du monde, car ce dernier s’est arrêté pour eux il y a 500 ans avec la colonisation, et ils sont toujours vivants. Pas sûr, en revanche, que les hommes blancs vont s’habituer et auront une telle résilience. D’où son appel brûlant: «Ecoute, vois ce que tu peux sauver. Sauve ce que tu aimes, hâte-toi!»

© Christophe Raynaud de Lage

Cinque et dernière strate, nous assistons à un chant de résistance, donc d’espérance. Le NON d’Antigone est en réalité un OUI à la vie. C’est le sixième acte de la tragédie, ajoutée par Milo Rau, qui permet précisément de dépasser le tragique, de transcender l’inéluctable du destin. Le crépuscule annonce une aube nouvelle. «L’Amazonie est si puissante. Chaque jour elle change ton être. Elle est une révolution permanente», scande l’un des personnages. La grande vertu du spectacle, c’est de montrer à quel point la lutte est nécessaire et doit continuer. Là où les personnages des tragédies grecques sont finalement soumis à leur fatum mortel – au point, comme Hémon, le fils de Créon, de se suicider – les peuples autochtones résistent. «Nous n’avons pas le choix de ne pas nous battre. Non, ce n’est pas la fin…»

Un théâtre politique

Pour déployer, articuler, tisser et faire résonner ces différentes strates qui ne cessent de s’entremêler et de se répondre, Milo Rau a imaginé un dispositif complexe qui est tout à la fois mise en scène, mise en abîme et mise en miroir. Il mêle avec subtilité le documentaire et la fiction, le réel et sa reconstitution, l’ici de la scène joué en live et le là-bas en vidéo, le passé et le présent, l’intime et le politique, l’histoire de la pièce empêchée temporairement par la pandémie et sa réalisation…

Tous ces plans s’entrelacent, dialoguent, se complètent et se nourrissent mutuellement. Les acteurs racontent, chantent, commentent et jouent ce qui a été filmé et qui se déroule sur un écran en trois parties. La parole devient image qui elle-même devient chair. Tout cela, dans un brassage fascinant des langues et des corps – hymne à la diversité culturelle.

Aujourd’hui, on se demande souvent ce que peut le théâtre face aux grands problèmes planétaires? Milo Rau, plus concret, pragmatique et directement politique, préfère la question: «Que fait le théâtre?» Cette interrogation «engage une autre philosophie, une autre esthétique et aussi une autre morale. Il ne s’agit plus de décrire une réalité, mais de la créer tous ensemble. Les projets artistiques sont faits pour changer ce qu’ils montrent. Le but n’est pas de peindre le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle.»

Antigone in the Amazone, comme ses œuvres précédentes (Oreste à Mossoul, Le Nouvel Évangile), est une formidable mise en pratique de cette vision. Elle donne magnifiquement corps à cette responsabilité.

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