Nicolas Bouvier: Illuminations

Sagesses

Pour vivifier son extraordinaire talent de conteur et se connaître, Nicolas Bouvier avait besoin de mouvement, de dérive au cœur des territoires de l’«autre». Inépuisable capharnaüm de couleurs et d’odeurs, l’Asie était devenue le berceau de cristal de son écriture. Alors que son premier livre, L’Usage du monde (1963) fait l’objet d’une remarquable mise en scène théâtrale [1], retour sur un entretien où il nous racontait sa passion du voyage.

En 1984, à la fin de ma formation de journaliste, j'ai pris une année sabbatique. Objectif: accomplir le périple en Orient dont je rêvais depuis la lecture assidue de Tintin et de Malraux. Dans mon sac, comme viatiques pour donner du sens à mes pérégrinations et nourrir mon travail de reporter pour diverses publications en Suisse, deux livres: Voyages en Asie de Jean-Claude Guillebaud et L'Usage du monde de Nicolas Bouvier. Deux modèles et sources d'inspiration pour, d'un côté, la voie du grand reportage et, de l'autre, l'art de voyager et de le transcender par l'écriture.

A mon retour, véritable nécessité intérieure, je suis allé à la rencontre de ces deux auteurs. Pour leur dire merci, continuer à apprendre d'eux et promouvoir leur expérience. En été 1985, Nicolas Bouvier m'a accueilli dans son jardin près de Genève. L'entretien devait durer une heure et demie. Nous sommes quittés après plus de trois heures de partage sur notre passion commune de l'Asie et nos expériences. Confus et m'excusant de m'être ainsi incrusté et d'avoir pris de son temps précieux, il me dit, avec l'élégance, la gentillesse et l'érudition qui le caractérisaient: «Comme l’affirme un proverbe mélanésien, une heure passée en bonne compagnie est une nouvelle heure fraîchement pondue.»

Comment vous est venu le désir de partir?

J’ai toujours rêvé de ça. Enfant, je lisais énormément de livres, Jules Veine, Fenimore Cooper, Jack London, qui m’emportaient dans des pays lointains. A plat ventre sur le tapis, je regardais les atlas comme on lit des polars. Dès l’âge de 15 ans, j’ai mis les voiles. D’abord des voyages courts, puis de plus en plus loin, pendant mes vacances universitaires. Pour m’autofinancer, j’écrivais des articles. Et puis, en 1953 (j’avais 24 ans), soit une dizaine d’années avant Kerouac et la Beat Génération, j’ai mis le cap sur l’Asie, sans billet de retour, avec à peine 4000 francs en poche. Je suis rentré au bout de quatre ans, pareil à un galion démâté, la cale bourrée de marchandises. J’avais besoin de sédentarité pour exploiter ce matériel. Si une partie du travail d’écriture peut se faire sur des quais de gare ou des tables de bistro japonais, la réflexion sur l’expérience vécue requiert le silence, l’immobilité.

Retour aux sources

Pourquoi l’Asie?

Une profonde fascination. Pour les psychologues qui étudient les mythes, l’Asie est un peu le retour aux sources. Historiquement, c’est la mère de l’Europe, cela se ressent très fort. Contrairement aux continents américains, l’histoire y est constamment présente, au cœur même du quotidien. J’aime aussi sa frugalité, sa franchise envers la mort qui contraste avec cette habitude malsaine qu’a l’Occident de vouloir toujours l’occulter. Je suis très sensible aussi à une certaine précarité de la vie qui, ajoutée aux dangers du voyage, vous pousse à jouir complètement de l’instant, dans une grande attention aux choses.

Le désir d’écrire était-il dès le départ lié au projet du voyage?

Sans doute, mais il y a plus. Je suis d’abord parti pour voir le monde. Les deux premières années de mon voyage, qui m’ont conduit des Balkans à l’Afghanistan, avaient été tellement fantastiques que je me sentais presque une obligation morale de les faire partager. D’autre part, cela m’intéressait de voir si les mots parviennent à rendre les sensations dans leur fraîcheur, leur coloris, leur verdeur primitive. L’Usage du monde a représenté un énorme travail sur le langage, très long et laborieux. Au fond, c’est là que j’ai appris à écrire, un peu comme un cordonnier apprend son métier, recommençant plusieurs fois le même texte. Après deux années de travail, dont neuf mois d’isolement à Paris, j’ai arrêté. Ma femme, mes amis, tout le monde autour de moi était à bout de patience. J’avais un gros texte, qui correspondait exactement à deux ans de pérégrination.

Juste avant la descente sur l'Inde…

Le récit s’achevait au col du Khyber, une césure entre le monde islamique et le grouillement du sous-continent indien. Voilà pourquoi je n’ai rien écrit sur l’Inde, où j’ai passé huit mois de bonheur total, comme dans une bulle. J’ai eu d’excellents contacts avec les gens, qui sont très ouverts, curieux et indiscrets comme des belettes. J’ai adoré Bombay, où je me suis frotté à différentes communautés, émigrés goanais, grands cotonniers d’origine iranienne et autres compradores russes. Pour survivre. je rédigeais des articles pour la presse locale, que des pères jésuites m’aidaient gracieusement à traduire. J’ai aussi bénéficié de l’aide de Fiat, car, sans le vouloir, j’avais été le premier à passer les cols du Khyber el du Lataban avec une Topolino. Les seuls pépins que j’ai eus sont de graves ennuis de santé. J’ai eu la chance de tomber sur un excellent médecin juif, qui m’a soigné à l’œil.

En échange de ses services, je lui ramenais des jouets originaux que je trouvais dans les foires de villages. Sur la descente de l’Inde, j’ai fait à l’époque une série d’émissions radiophoniques. Il me reste à écrire, à combler ce gros blanc géographique dans mes chroniques voyageuses, mais j’attends d’être dans le bon climat. Car je ne suis pas du tout un écrivain de métier; j’écris d’ailleurs beaucoup trop lentement pour pouvoir l’être. Je n’écris que lorsque j’ai une histoire à raconter ; je peux facilement passer une année et demie sans écrire une ligne, ce n’est pas une démangeaison. Je ne suis pas un auteur de fiction – peut-être le deviendrai-je un jour. Mon approche relève plutôt du domaine du conteur.

Magie blanche

Le voyage, c’est un peu une dissolution de soi…

Absolument. C’est une ascèse fondamentale et très utile, qu’on devrait d’ailleurs pratiquer régulièrement. Il faut se laisser saisir, emporter par une dérive. Si l’on voyage bien, c’est moins vous qui faites le voyage que le voyage qui vous fait, vous défait. La beauté du voyage, c’est de vous plumer complètement, de vous user comme un galet dans le fond d’un torrent. On perd alors ses aspérités, ses références, toutes sortes de choses inutiles, et au bout de la route, il ne demeure que l’essentiel, le carat. C’est là précisément que le voyage s’apparente à l’écriture. Pour écrire quelque chose, bien rendre compte d’un petit village afghan, il faut disparaître, dissoudre son ego, devenir comme un morceau de cristal, transparent. Voilà pourquoi je préfère les voyageurs qui écrivent aux écrivains qui voyagent; ils ont moins tendance à dresser l’écran de leur vanité littéraire entre le monde et le lecteur.

Pourtant, dans Le Poisson-scorpion (1982), je n’ai pas trouvé cette fusion dans le regard de l’autre. Comme si le «dedans», votre paysage mental, l’emportait sur le «dehors», l’attention au monde…

Il y a des raisons objectives à cela. La population du sud de Ceylan est vraiment composée de zombies, de fantômes. J’ai essayé d’accrocher avec ces gens, impossible. Nulle part ailleurs je n’ai vécu une telle expérience de solitude imposée. C’est un peu comme si les gens étaient pourris, victimes d’un climat terrifiant et de cette magie noire qui vous ronge. A deux exceptions près, une épicière et un jésuite, mes seuls contacts étaient les insectes. Mis à part divers textes écrits pour gagner ma vie, je n’ai pratiquement fait qu’un travail d’entomologiste. Ce néant délétère me renvoyait sans cesse à moi-même.

Le Poisson-scorpion est un conte noir, épique, sarcastique, fondé sur un jeu de glaces, un texte conjuratoire. J’ai exorcisé une expérience intolérable, ou j’ai vraiment failli laisser ma raison; je me suis débarrassé d’un gros sac de pierres que je traînais depuis vingt-trois ans. En écrivant le mot «fin», je me suis rendu compte que j’avais réussi une petite opération de magie blanche. Dans cette mise en forme de 1’informe, j’avais complètement décollé vers l’imaginaire, et cela m’a fait un grand bien. A l’inverse, L’Usage du monde est un récit animé d’un souci extrême de fidélité à la sensation, une série de perles qu’on enfile sur une ficelle.

Et Chronique japonaise (1975)?

C’est un mélange de recherche historique et de notations intimistes. Un exercice d’anthropologie, très précis, complètement différent, parce qu’au Japon on a vraiment l’impression d’être sur la lune. C’est un monde à part, une monade culturelle avec ses règles propres, ses couleurs, sa musique intérieure. Ecrire revient alors à mettre en forme une expérience de l’altérité totale, avec toutes les impuissances que cela comporte.

Dans L’Usage du monde, vous évoquez souvent des moments de bonheur fou, de fusion totale avec le monde…

Dans le zen japonais, on les appelle des «satori». Tout au fond, je crois que le voyage est la recherche de ces moments d’illumination. On peut y parvenir par d’autres voies, l’érotisme, l’alcool, la mortification, la méditation et, bien sûr… la drogue. Je sais de quoi je parle. Après un grave accident de service militaire, j’ai été morphiné à haute dose. Cela me réussissait très bien, je planais complètement. Cet étrange sentiment, je l’ai retrouvé ensuite dans l’amour, qui transforme la vie en musique, ainsi que dans l’écriture, lorsque les mots viennent avec une justesse totale, renvoyant à néant la question du style. Enfin, et surtout, dans le voyage. Le déplacement dans l’espace est une drogue positive. A certains moments, souvent de grande fatigue d’ailleurs, le voile des apparences semble se déchirer. Les choses se révèlent dans leur totalité, leur magie. Plus rien ne semble séparé, disjoint, tout semble baigner dans une harmonie musicale. On n’a même plus le souci d’y trouver une place, on s’y sent comme dilué, en état de lévitation.

Face au silence

L’écriture sert à mettre de l’ordre dans le chaos du voyage. C’est aussi une épure, une quête de l’essentiel…

C’est un travail parallèle, une démarche identique qui vous ramène, par le miracle de la mémoire, à Belgrade, à Kaboul ou ailleurs, et vous fait revivre avec un immense bonheur des expériences passées. La seule différence est que cette fois-ci vous êtes entièrement seul, face au silence et à votre table de travail. Il s’agit de plonger dans ses montagnes de notes, de les retravailler, les enrichir par diverses lectures. On prend la serpe et on émonde. C’est peut-être là que le livre devient bon. Je trouve qu’il faut écrire des textes courts. Des livres de 600 pages, ça passe lorsque c’est Moby Dick, mais en principe, je suis reconnaissant aux auteurs qui considèrent que l’existence est courte et qui serrent sur le motif. Pour un récit en prose, il faut que je dispose de tout mon temps, que la journée puisse entrer dans le texte comme dans un mixer. Ce qui ne veut pas dire qu’on écrive tout le temps. Jardiner, faire une promenade, escalader un col, sont autant de manières de se préparer l’esprit.

Quand j’écrivais Le Poisson- scorpion, j’avais dû abattre de grands ormes malades. Des billes de bois gigantesques, très difficiles à travailler, parce que l’orme pousse en hélices doubles et qu’on ne peut pas le faire sauter de façon radiale, comme le chêne ou le marronnier. C’est en outre un exercice physique d’une brutalité inimaginable; on doit frapper avec des masses de cantonnier de quatre kilos. Lorsque je n’arrivais plus à écrire, que le texte était noué, j’allais couper du bois pendant une heure, faisant sauter des nœuds par analogie. Je sortais de là ruisselant, amaigri; je prenais une douche et me retrouvais devant mes feuilles calme, serein. Toute cette violence qui était sortie de mon corps avait fait momentanément disparaître la panique de l’écriture. Une trouille dont on ne guérit jamais. Car, pour rendre justice au réel, on ne dispose que de sa propre niaiserie, insuffisance, myopie.

Et la poésie…

J’en produis très peu, mais c’est la seule écriture de création que je pratique de façon un peu régulière. Je peux le faire le soir, à la lueur d’une lampe à pétrole, en parallèle avec mon travail d’iconographe. A l’inverse du récit en prose, la poésie ne demande pas un investissement total. Elle se fabrique en étapes successives, un peu comme le développement des cristaux.

Et aujourd’hui, vous voyagez encore?

Je m’y remets gentiment, car maintenant mes enfants sont hors de l’auberge. Je suis allé en février en Irlande, sur l’île d’Aran [1]. Une extraordinaire expérience du rien, de la solitude. Pendant une semaine, cette île magnifique et sauvage a vécu comme sous narcose, assiégée par une violente tempête atlantique. Le vent était si fort, la mer si déchaînée, que les gens se terraient chez eux. Les pubs et les écoles étaient fermés. En sept jours, j’ai peut-être vu cinq personnes. Je logeais chez deux vieillards. Le soir, ils me servaient un peu de vin et je prenais des notes, dans la chaleur d’un gros feu de tourbe, à l’écoute de ce rugissement perpétuel.

[1] L'usage du monde, mise en scène de Catherine Schaub, avec Samuel Labarthe, jusqu'au 26 janvier 2024 au Théâtre de Carouge.

Ce voyage a été relaté dans Journal d'Aran et d'autres lieux, Payot, 1990.

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