Noël qui fait sens: naître à la Vie

Sagesses

Sait-on encore la signification véritable de Noël? Quel rapport entre le sapin vendu dans les supermarchés et le Christ, arbre de vie? Quel lien entre les bougies électriques qui illuminent nos cités et l’astre de lumière qui se lève sur un monde si souvent en proie à l’ombre de la mort? Petite méditation sur une fête dont il convient de retrouver le sens. Dans la verticalité, l’horizontalité et la quotidienneté. Rien d’autre que l’«Incarnation profonde» en résonance avec l’«écologie profonde».

Giotto, La Nativité (détail)

Quelle relation entre les cadeaux qu’on s’échange et les présents des mages au «roi de l’univers» caché dans une pauvre étable? Comment croire que le bébé au centre de nos crèches est le Verbe divin «en qui, par qui et pour qui tout a été créé» (Col 1,16)?

Verticalité: mystère de l'Incarnation

Noël, ce n’est pas seulement la commémoration de la naissance – historique et plus ou moins folklorico-sentimentale – de l’enfant Jésus à Bethléem. C’est la mémoire vivante de l’incarnation du divin. Il y a plus de 2000 ans, selon la foi chrétienne, le Verbe s’est fait chair. Il est venu habiter le monde de sa présence, de sa sagesse et de sa compassion. L’aube d’une ère nouvelle, fondée sur l’amour, qui n’en finit pas d’advenir.

Cet événement, incommensurable, est en réalité un mystère. Au-delà des lois de la nature et de la logique. Comment Dieu – immatériel et éternel – a-t-il pu prendre un corps charnel et mortel? Comment la vierge Marie a-t-elle pu être « enceinte » de l’Esprit et enfanter le Christ, personne divino-humaine? A l’instar de Joseph dans l’icône de la Nativité, nous sommes stupéfaits, guettés par le doute, peut-être tentés par l’incrédulité.

Giotto, La Nativité

Fêter Noël, c’est entrer dans ce mystère. Non pas en abolissant notre raison, mais, comme les rois mages – savants de leur temps – en nous mettant en chemin, la conscience ouverte à une autre lumière et connaissance, celle de l’Esprit. En retrouvant aussi la capacité d’émerveillement de l’enfance et la simplicité humble des bergers. Alors, la fête de la Nativité prend un autre sens. Plus profond, plus universel.

«Aujourd’hui, Dieu est venu sur la terre et l’être humain est monté au ciel», chante la liturgie orthodoxe de Noël. Tout est dans cet «aujourd’hui». Un mystère n’est pas une énigme à résoudre, mais une réalité à célébrer. Il n’est pas simplement à dire, mais avant tout à vivre, ici et maintenant. L’événement historique de la nativité du Christ n’acquiert sa plénitude de sens que s’il devient un avènement personnel: naissance intérieure de l’Etre divin et éveil de l’être à la Parole créatrice qui le fonde, dans un processus de pacification et d’unification intérieures croissantes pour devenir des enfants de Lumière. «L’être humain doit, comme une mère, concevoir en lui le Verbe, d’une manière spirituelle», disait le mystique rhénan Jean Tauler (XIe siècle). Si Dieu n’est pas dans chaque détail de mon quotidien, s’il n’anime pas chaque cellule de mon être, il n’est nulle part. «Dieu est la vie de notre vie », écrivait le théologien orthodoxe Olivier Clément.

C’est donc à chaque instant, dans la grotte de notre cœur comme dans l’étable de Bethléem, que le mystère sacré de l’Incarnation peut s’accomplir. A condition de dire «oui» à ce qui nous dépasse, au Vivant plus fort que la mort. Dire «oui», c’est passer de la vie passive à la vie active. C’est ouvrir la possibilité du sens dans ce qui en semble dépourvu, faire un pas vers l’au-delà du petit moi écrasé par les crises en cours et effrayé par les effondrements en à venir. C’est œuvrer à la transfiguration du monde plutôt qu’à sa défiguration. Hic et nunc. Pendant qu’il est encore temps.

Horizontalité : Incarnation profonde

Dieu a pris «chair» en la personne de Jésus-Christ, confesse la tradition chrétienne. Dans une perspective écospirituelle, cette chair n’est pas seulement humaine, mais aussi terrestre, cosmique. Ce que le théologien danois Niels Henrik Gregersen appelle l'«Incarnation profonde», en résonance avec l’«écologie profonde». Par son incarnation, le Verbe s’est uni à la création en s’y immergeant. Il l’a pénétrée de son feu, habitée de sa présence, incorporée en en faisant son propre corps. Lui que rien ne peut contenir, il s’est laissé contenir par l’univers pour mieux le contenir, l’hypostasier secrètement. «L’Auteur du monde est en toute vérité le Verbe de Dieu, écrit Irénée de Lyon. Lui-même, dans les derniers temps, s’est fait humain, alors qu’il était déjà dans le monde et qu’au plan invisible il soutenait toutes les choses créées et se trouvait enfoncé dans la création. Voilà pourquoi il est venu de façon visible dans son propre domaine, s’est fait chair et a été suspendu au bois, afin de récapituler toutes choses en lui[1].»

L’apôtre Paul ne dit rien d’autre: «Il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude, et de tout réconcilier par lui et pour lui et sur la terre et dans les cieux» (Col 1,19). L’«économie» terrestre de Jésus-Christ ne concerne donc pas seulement le genre humain, mais tout le vivant. Elle consiste en une œuvre de restauration et de transfiguration de la création, qui transforme toutes choses en sacrement de sa présence, en lieu possible de réconciliation et de communion avec Dieu.

Par sa mort sur la Croix – nouvel «arbre de vie» et axe du monde dressé entre la Terre et le Ciel – le Christ entraîne toute la création dans son passage de la vie (mortelle) à la Vie (éternelle). Toutes les créatures participent à sa souffrance: la planète se couvre de ténèbres et, immédiatement après son dernier souffle, elle «tremble et les rochers se fendent» (Mt 27,51). L’eau et le sang qui jaillissent de son flanc percé d’une lance sacralisent les éléments et la terre qui les reçoit. Par sa résurrection, le Christ libère la création de la servitude de la mort, redonne à la matière la capacité d’être porteuse de la grâce.

Cette œuvre de re-création est à la fois déjà réalisée par le Christ et encore à accomplir par les humains. Non par la volonté de l’ego, mais en synergie avec la grâce divine. Et en coopération avec toutes les créatures. Car si Dieu est venu dans le monde à travers l’une d’elles – l’être humain –, il s’est uni à toutes les autres. L’être humain n’est pas le seul à recevoir le Christ comme l’un des siens – «Dieu avec nous» (Mt 1,23) – et à se réjouir de sa présence. Selon la tradition liturgique orthodoxe, toute la création lui emboîte le pas: le ciel l’accueille comme le soleil, la terre comme une fleur qui ne fane pas et les eaux comme un fleuve de délices. Toutes les créatures le louent, comme dans les psaumes, le chant des trois jeunes gens dans la fournaise de Babylone (Dn 3,51-90) et le Cantique des créatures de saint François d’Assise.

Le Christ lui-même – comme pour souligner la dimension cosmique de l’Incarnation, le lien qu’elle génère entre Dieu et le vivant – n’est-il pas né entre un âne et un bœuf? Pionnier de l’écologie chrétienne, Jean Bastaire a composé une belle veillée de Noël inspirée notamment d’un poème de Charles Péguy. En présence de saint François d’Assise, couchés à l’ombre d’un arbre dans le jardin du paradis, ces deux animaux évoquent le «mystère» qu’ils ont «bu et vu, cette nuit-là», soufflant sur le divin enfant de leur «mufle balancé». Le texte vient d’être publié dans un livre d’hommage pour le dixième anniversaire de la naissance au ciel de l'écrivain théologien[2].

Jean Bastaire: Le bœuf et l’âne au paradis (extraits)

ÂNE
Nous avons perçu l’invisible mieux que tous les humains. […]
Un ange avait averti Joseph et Marie. Et du coup nous aussi! Les docteurs de la foi ignorent cette familiarité des animaux avec les anges. Par-dessus la tête d’Adam, nous échangeons des signes. Nous parlons le même silence. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

BŒUF
Tu les as longues, frère. Ces antennes bien heureuses te rendent fin théologien. Tu captes les choses d’en haut. Je suis plus terrestrement philosophe. La courbure du sol m’attire et je hume la rosée du matin. Mais j’y saisis l’arôme du divin.

ÂNE
Comme toi, je garde les sabots sur terre. Et même s’il m’arrive de braire des vérités ineffables sous l’inspiration de l’Esprit saint, je sais qu’elles ont racines ici-bas et que la terre est fille et mère de l’absolu. […]

BŒUF
S’il s’est fait homme pour sauver tous les hommes, il a pris chair pour sauver toute chair: celle des bœufs et des ânes comme celle des autres créatures. C’est bien pourquoi nous sommes maintenant au Paradis, broutant paisiblement sa gloire. […]

ÂNE
Les idoles à tête humaine ont été beaucoup plus terribles que les idoles animalières à travers les siècles. Elles ont porté l’idolâtrie à un point inouï de perversion. Ou plutôt elles ont jeté le masque. Derrière l’animal innocent, c’était l’homme pécheur, l’homme traître à Dieu qui ricanait.

BŒUF
Ainsi les cultes de la nature, du soleil et de la lune, du blé et du vin ont exprimé d’une manière cachée le divin. Les Pères de l’Eglise se sont plu à y reconnaître des semences du Verbe. Le Créateur aime emprunter le visage de ses créatures. Il fait symbole de tout, il consonne avec tout. Seul le diable divise.

Noël nous appelle à vivre jusqu’au plus profond de notre être – corps, âme et esprit – cette communion cosmico-humano-divine ainsi que, à la suite de saint François d’Assise, la fraternité ou sororité avec toutes les créatures : la terre, le soleil, le vent, l’eau, le feu, les animaux, les plantes… Comme l’affirme Olivier Clément, «ce qui est vrai du Christ est vrai, en lui, de chacun de nous. Nous ne sommes plus de dérisoires atomes du temps et de l’espace: en Christ, dans l’Esprit Saint – cet autre nom de la Vie –, chacun englobe le tout, pour l’offrir, pour en faire un immense corps de communion, chacun donne au tout son propre visage, un visage unique, incomparable. Les galaxies s’inscrivent dans le visage de celui que j’aime[3]

Profondeur : la quotidienneté en transition

La fête de Noël nous rappelle le mot génial de Charles Péguy: «Tout commence en mystique et tout finit en politique.» C’est du dedans, à partir des mutations intérieures, qu’ont lieu les actions de transformation sociale les plus fécondes. C’est de l’espace le plus profond, le plus simple, humble et désarmé de l’humain que rayonnent la parole qui touche les cœurs, l’amour qui libère les captifs et l’engagement pour la justice. Mais aussi la transformation de nos modes de vie vers la sobriété joyeuse, destination possible de la grande transition sociale et écologique à opérer.

Les cris des pauvres et les clameurs de la Terre – à travers, entre autres, les dérèglements climatiques, la sixième extinction des espaces, l’épuisement des ressources naturelles et les inégalités croissantes – manifestent l’impasse d’un système croissanciste, productiviste et consumériste globalisé, qui épuise et donne la fièvre à la Terre par sa démesure. Qu’on le veuille ou non, la sobriété est la seule alternative crédible à ce système incompatible avec les limites de la planète. Dans son inspirante encyclique Laudato si’, le pape François en fait l’éloge comme un nouveau mode de vie «prophétique et contemplatif, capable d’aider à apprécier profondément les choses sans être obsédé par la consommation» (LS 222).

La sobriété n’a pas toujours bonne presse. Il est temps cependant de la regarder avec des yeux neufs. Loin d’être une régression, elle est une valeur dynamique promotrice de qualité d’être et de vie. Pour celles et ceux qui y ont goûté, ses fruits sont tout sauf amers. Certes, elle implique une certaine autolimitation et ascèse – du mot grec askèsis qui signifie «exercice». Non pour se frustrer, mais pour (re)créer un vide – dans la tête, le cœur, l’agenda et les placards – pour autre chose. Non pour se serrer la ceinture, mais pour se recentrer sur l’essentiel. Et si le moins de biens, de shopping, de voyages ou de sports d’hiver était une chance pour plus de liens, de temps pour soi et pour les autres, d’intériorité et de spiritualité?

Une telle transmutation du moins en plus implique de réorienter notre puissance de désir si facilement dégradée en envies par le marché, discerner entre le nécessaire et le superflu, dépasser notre peur du manque, apprendre à «désirer ce que l’on possède déjà» (saint Augustin) plutôt que nous plaindre de ce qui nous manque. La voie du contentement plus que du renoncement, dans la pleine présence et l’attention vigilante aux choses de la vie en apparence les plus infimes et anodines, mais si bienfaisantes pour l’âme: un signe d’amitié, un sourire, un rayon de soleil, un chant d’oiseau…

La sobriété nous invite également à redécouvrir les vertus de la lenteur. Il suffit d’observer comment, spontanément, nous marchons moins vite sous le soleil pour sentir à quel point elle correspond à notre être profond. Il faut de la lenteur pour se connecter en profondeur à soi et au mystère de Dieu, pour écouter vraiment l’autre, entrer dans la beauté secrète d’un paysage ou d’un visage, accueillir le souffle du silence, apprécier le goût des aliments, reprendre contact avec notre corps, retrouver «cet accord de la terre et du pied» cher à Albert Camus.

Le pape François décrit la sobriété comme la «capacité de jouir et de vivre intensément avec peu» (LS 222, 223). Rien à voir donc avec l’abstinence, qui revient à nier la bonté des choses créées. La sobriété n’est pas une privation, mais une libération. Elle n’est pas lourde, mais source de légèreté. Non seulement elle désencombre nos existences, mais elle nous enseigne à marcher légèrement sur la Terre, en réduisant notre empreinte et notre emprise sur la nature. Elle est, en ce sens, indissociable du respect de la finitude de la planète et de l’impératif de justice. Une vertu d’autant plus nécessaire que le mode de vie occidental n’est pas durable ni généralisable à l’ensemble de la planète. Et si, dans les bonnes résolutions pour l’An nouveau, nous décidions de diminuer nos appétits, nos pulsions d’achat et nos besoins de possession afin d’accorder aux autres créatures – humaines et autre qu’humaines – ainsi qu’aux générations futures l’espace nécessaire pour qu’elles puissent vivre et se développer, satisfaire leurs besoins et exercer leurs droits?

«Jouir» donc. Car la sobriété n’est pas triste. «Si l’argent offre tous les plaisirs, elle ouvre à la joie qui est le bien suprême[4]», déclare l’agroécologiste Pierre Rabhi. La joie n’est pas le bonheur, car elle ne dépend pas d’éléments extérieurs pour exister et elle va au-delà du bien-être et de l’épanouissement individuels. Elle n’est pas non plus le plaisir qui s’envole rapidement. Elle est en revanche plénitude intérieure. Un pur don du Vivant et de la grâce, qui rend tout possible, même d’embrasser et transfigurer les malheurs et les épreuves: «Je déborde de joie au milieu de toutes mes tribulations» (2 Co 7,4). Quand la joie est là, rien n’y personne ne peut nous l’enlever. Elle brûle en nous comme le feu dans le buisson ardent. Et si, comme Marie, nous disions «oui» à cette Lumière et au souffle de l’Esprit, nous laissant emporter par leur vie dans un mouvement d’amour et de simplicité vers les autres et toute la création?

[1] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, V,18, p. 625.

[2] Jean Bastaire l’écologiste (dir. Fabien Revol et François Euvé), Salvator, 2023, pp. 45-60.

[3] Olivier Clément, Anachroniques, Desclée de Brouwer, 1990, p. 91.

[4] Pierre Rabhi, préface à Michel Maxime Egger, La Terre comme soi-même, Genève, Labor et Fides, 2012, p. vii.

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