Pier Paolo Pasolini: un hérétique
en quête de sacré

Visions

L’avalanche de publications et d’émissions autour de la figure et de l’œuvre de Pier Paolo Pasolini à l’occasion du centenaire de sa naissance en témoigne: son art visionnaire et ses fulgurances hérétiques n’ont pas fini d’interpeller. Qu’aurait dit aujourd’hui ce poète assassiné face au déferlement du consumérisme, aux dérèglements écologiques et au vide de sens de nos sociétés dont il avait déjà conscience et qu’il condamnait avec force?

Souvenir. Au printemps 1977, je suis à Florence en voyage maturité avec ma classe du gymnase de Bienne. Toute l’Italie est en proie à une grande tension politique, marquée notamment par l’activisme terroriste des Brigades rouges qui enlèveront et assassineront une année plus tard Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne. La cité sur l’Arno vit au rythme des manifestations. Les journées sont scandées par le crépitement des stores de métal qui s’abattent à tout moment sur les devantures des magasins, les cavalcades des jeunes masqués poursuivis par la police, et les rassemblements pacifistes des « Indiens métropolitains » sur le parvis de la cathédrale Santa Maria del Fiore, où l’on joue à imiter les animaux. La Galerie de l’Académie est occupée par les étudiants en grève. Un soir, nous allons voir Salo ou les 120 jours de Sodome (1975), le dernier film de Pier Paolo Pasolini. Un choc ! Adaptée librement du roman de Sade et transposé dans l’Etat fasciste fantoche établi par Musolini à Salo (Lac de Garde) en 1943, l’œuvre nous entraîne dans une traversée proprement insoutenable des cercles des «passions », de la «merde» et du «sang», allégories d’un système qui chosifie l’humain, dégrade son être et profane le sacré.

Meurtre non élucidé

Le film était sorti à Rome un peu plus d’une année auparavant, deux mois après le meurtre de Pasolini qui n’avait pu en achever le montage. C’était les 1-2 novembre 1975. Un effroyable scénario dans la nuit de la Toussaint. Sur un terrain vague à Ostie, là où selon Dante le Tibre épouse la mer et où les âmes s’embarquent pour le purgatoire, Pier Paolo Pasolini est assassiné comme un chien par un jeune prostitué homosexuel. L’ironie du sort a voulu que sa mort ressemblât à ses films. Même décor de misère, même «ragazzo di vita» que ceux qui le passionnaient dans ses premiers ouvrages. Ainsi disparaissait l’une des figures les plus exceptionnelles du monde intellectuel et cinématographique italien. Un artiste issu de la tradition humaniste de la Renaissance. Un créateur boulimique aux activités protéiformes (cinéma, poésie, peinture, théâtre, journalisme, linguistique), mais dont le cœur restait l’écriture.

Revoir l’œuvre de ce rebelle cent ans après sa naissance et près de 50 ans après sa fin tragique, permet de jeter un éclairage nouveau sur sa mort. Ce meurtre continue à interroger et à déranger notre époque. Impossible de passer sur son cadavre aussi facilement que la voiture qui l’a écrasé. On ne s’appesantira pas sur les lieux communs qui ont accompagné le drame. Les clichés sur la coïncidence entre sa vie, son œuvre et sa mort, ou sur le prophétisme de ses déclarations, servent trop souvent à normaliser et à récupérer l’inacceptable scandale. Certains ont même pu dire qu’il n’avait reçu que la monnaie de sa pièce.

Avec «Pasolini» (1914), Abel Ferrara raconte les derniers jours de la vie du cinéaste italien, interprété par Willem Dafoe.

Les juges ont reconnu que le «massacre» n’avait pas pu être commis par l’adolescent seul. Pourquoi, alors, n’a-t-on pas entrepris de recherches contre les complices inconnus? Malgré de nombreux indices, l’enquête a curieusement été bloquée par les autorités. Pasolini a-t-il lui aussi été l’une des multiples victimes du large complot politico-judiciaire orchestré par la pieuvre démocrate-chrétienne. Le même type de conjuration qui a permis que restent impunis les auteurs des attentats néo-fascistes qui se sont succédé depuis celui de la Piazza Fontana à Milan (1969) à celui de la gare de Bologne (1980). Alors, crime politique ou fait divers crapuleux: on ne saura sans jamais la vérité astucieusement camouflée par le rideau de fumée opaque créé par la justice.

Sur un point cependant les interprétations concordent. Symboliquement, le jeune voyou n’aurait été que le bourreau d’un système social conformiste et répressif qui se cache derrière une façade de fausse tolérance. Nombreux étaient ceux qui voulaient lyncher Pasolini. L’atrocité sanguinaire du crime et le spectacle montré avec abondance par les médias expriment avec puissance la haine d’une société qui réclame une exécution publique. Un acte ultime de vengeance qui met un point d’orgue à une suite déchaînée de persécutions et de procès (33 en tout), tous terminés d’ailleurs par un acquittement.

Quelles fautes Pasolini a-t-il donc commises pour être pareillement jeté au banc d’infamie? D’abord, fondamentalement, son grand «tort» est d’avoir été un poète dans le plus pur sens du terme. Militant de la vérité, il n’a cessé de dévoiler la part maudite, cachée et inavouée, des choses, notamment du pouvoir et du sexe (Comices d’amour, 1964). Proclamant l’identité de l’art et de la vie, du sacré et du profane, ce Socrate des temps modernes a osé crier à haute voix sa différence, revendiquer son homosexualité contre tous les ghettos clandestins aménagés par une société catholique et puritaine.

Haro sur le consumérisme

«A l’origine, il y a d’abord le refus», disait Paul Nizan. Dire «non» est un acte fondateur. Pasolini fut un «homme contre». Contre les idées reçues et les compromis. Toujours à rebrousse-poil. Héritier de Gramsci et de Marcuse, il éprouvait un dégoût quasi viscéral pour ce qu’il appelait, avec son goût des formules extrêmes, la «société de consommation néo-fasciste». Il voyait en elle un totalitarisme pire que la terreur politique ouverte, car occulte et subtile, génératrice d’un esclavage sophistiqué, intériorisé et finalement inconsciemment volontaire. Pour lui, le délire rationaliste a coulé dans un moule unique toutes les pensées et tous les comportements. Avec l’embourgeoisement des masses, les conflits de classes ont été absorbés – pour preuve, le «compromis historique» dans l’Italie des années 1970 entre la démocratie-chrétienne et le parti communiste.

Tout a été déshumanisé et transformé en marchandise, soumis à la loi de l’échange économique. Avec pour conséquence notamment la destruction de la nature, qu'il évoque dans un article célèbre: «La disparition des lucioles» (Corriere della sera, 1 février 1975). Même les corps n’échappent pas à la chosification et à la marchandisation, ainsi que le montre de manière crue Salo ou les 120 jours de Sodome (1975). Dans sa lutte acharnée contre l’homogénéisation et la centralisation, Pasolini a également condamné l’école et la télévision. Il les a rendues responsables de la destruction des cultures locales par la «tyrannie» d’un langage uniforme, ultracodé et instrumental. Afin de revaloriser et de redonner toute sa richesse d’expression au langage vernaculaire du monde rural et au parler populaire du sous-prolétariat, il écrit en 1942 déjà un recueil de poèmes en dialecte frioulan.

Pier Paolo Pasolini: La disparition des lucioles

Au début des années 1960, à cause de la pollution de l’air et, surtout à la campagne, à cause de celle de l’eau (les rivières bleues et les sources transparentes), les lucioles ont commencé à disparaître. Le phénomène fut instantané et fulgurant. Quelques années plus tard, il n’y avait plus de lucioles. Aujourd’hui, elles ne sont plus qu’un souvenir du passé.

Une autre cible privilégiée de ses traits incisifs fut le dogmatisme comme vecteur d’aliénation et d’intolérance. En 1947, Pasolini est exclu du parti communiste italien (PCI). Les émules de Togliatti, qui a fait du marxisme un catéchisme paternaliste, sont bien trop orthodoxes et catholiques, sectaires et sclérosés dans leur moralisme bien-pensant, pour accepter dans leurs rangs un «camarade» aussi critique et différent. Son homosexualité, son matérialisme mâtiné de mysticisme, sa manie de réintroduire la sexualité et l’irrationnel dans le discours politique, sont des «travers» trop audacieux pour leur confort intellectuel. Dans Uccellacci e uccellini (1966), le corbeau qui symbolise Togliatti est passé à la broche. Malgré tout, le trouble-fête restera un fidèle compagnon de route du PCI. Il voyait en lui le seul espoir pour la jeunesse et la seule force politique un peu propre dans le paysage corrompu de l’Italie.

Ses flèches virulentes n’ont pas épargné également les intellectuels vautrés, selon lui, dans le hamac d’une opposition institutionnalisée, alibi et justification par l’absurde du pouvoir. Ni d’ailleurs les mouvements de contestation juvénile de la fin des années 1960 qu’il considérait comme une révolte de luxe pour fils à papa.

Au total, la recherche de la vérité passe chez Pasolini par la nécessité de débusquer toutes les formes de pouvoir et de «fascisme quotidien» qui gangrènent le monde. Il convient d’en exposer au grand jour les entrailles, même si cela doit être insupportable comme dans Salo. Il faut donc exterminer l’effigie paternelle, symbole de l’autorité et de l’ordre. «J’ai tué mon père. J’ai mangé la chair humaine. Et je tremble de joie», dit un personnage de Porcherie (1969). Paroles terribles auxquelles répondent celles du Christ de L’Evangile selon saint Matthieu (1964): «Cessez de croire que je suis venu apporter la paix, car j’apporte le glaive. Je suis venu dresser le fils contre le père…»

«Pasolini face à l'histoire», Blow Up (Arte)

La personnalité de Pasolini, son homosexualité, son ressentiment face au pouvoir et à la figure paternelle, son obsession du complexé d’Œdipe sont incontestablement de magnifiques sujets d’exégèse pour un psychanalyste. Le cinéaste est né en 1922, l’année de la marche sur Rome de Mussolini. Son père était officier de carrière. Un bourgeois descendant de la petite noblesse, froid, autoritaire, égoïste, violent, face auquel il ressentait une profonde crispation faite d’attirance ambiguë et surtout de haine. En revanche, comme il l’avoue lui-même, il vouait à sa mère une véritable adoration, une «passion excessive». Cette femme «sacrée» venait d’une famille paysanne frioulane. Authentique muse, elle l’initia à la poésie et à la création. D’une certaine manière, toute sa vie et sa carrière future étaient déjà contenues dans son enfance et son milieu familial.

Malgré les efforts déployés de tous bords pour s’approprier son cadavre, Pasolini est resté irrécupérable. Sa façon de concilier les options idéologiques les plus contradictoires et antithétiques comme Marx et Freud, Sade et le Christ, en fait un artiste complètement original. Il est définitivement irréductible au rôle de père spirituel. Ses pensées et son regard sont trop indigestes pour devenir des objets culturels aisément consommables. Sans jamais succomber à l’orthodoxie et à la mode de la dissidence à tout prix, il apparaît comme un authentique hérétique. «La mort accomplit un fabuleux montage de la vie», avait-il coutume de dire. La sienne, dans son horreur et sa violence, lui a d’une certaine manière donné raison.

Une force du passé

S’il fut un «homme contre» et un «hérétique», Pasolini ne croyait pas à la révolution. Pour lui, elle pouvait être au mieux un sentiment. Au pire, un miroir aux alouettes voilant une douloureuse impuissance (Porcherie, 1969). Il n’y voyait rien d’autre que le remplacement d’une ancienne idéologie par une nouvelle. Une idée anachronique dans la situation actuelle du monde occidental. Il préférait rester à l’écart du troupeau: «Je suis absolument étranger au moment actuel de la culture», se plaisait-il à répéter. Le poète corsaire avait définitivement perdu toute foi dans le progrès et la dialectique de l’histoire.

Il ne faudrait cependant pas voir en Pasolini un artiste enfermé dans sa tour d’ivoire. Toujours sur la brèche, il a constamment veillé à assumer ses responsabilités d’intellectuel. Il n’a jamais hésité à s’engager dans des combats quotidiens où l’action primait sur la réflexion. Il était en marge, mais pas au-dessus de la mêlée. Sans cesse à l’écoute du monde moderne, réagissant à l’événement par des articles incendiaires, il n’a jamais accepté de dissocier son œuvre de la vie culturelle et politique italienne. Il entrait tout à fait dans la peau du «poète civil» défini par l’écrivain Alberto Moravia : un créateur qui joint l’expression de sa subjectivité et la volonté d’intervenir sur la réalité.

La vision du monde pasolinienne est double, déchirée. A l’univers de Jason, placé sous le signe du principe de réalité, de la raison et de la logique historique, s’oppose le monde de Médée. Un pôle régi par le rêve, l’imaginaire et l’utopie. Pasolini est un grand nostalgique tenaillé par une soif inextinguible d’éternité. Il le confesse à travers Orson Welles qui tient le rôle du metteur en scène d’une parodie grinçante de la passion du Christ dans La ricotta (1963): «Je suis une force du passé.» A l’instar du héros d’Œdipe roi (1967), il se lance dans la quête de la connaissance première. Il veut rejoindre le berceau originel de la culture.

Pier Paolo Pasolini: Poésie de Mamma Roma

Je suis une force du Passé
Mon amour ne connaît que la tradition
Je viens des ruines, des Églises
des rétables d’autels, des bourgs oubliés […]
Et moi, fœtus adulte, je rôde
plus moderne que tout moderne
en quête de frères qui ne sont plus.

Son voyage, fertilisé par la lave de l’extase et de la terreur, l’entraîne dans une exploration passionnante de l’inconscient collectif, riche en mythes et archétypes. Il pénètre dans les zones intérieures mystérieuses du cosmos et de l’âme humaine. Son désir est de retrouver cette dimension primordiale et irrationnelle qui s’appelle le sacré. Une réalité ambivalente chez Pasolini, qui sourd aussi bien dans le meurtre, le mal et la perversité sexuelle que dans la pureté, le bien et la plénitude existentielle.

Dans cette perspective, le sacré constitue l’ultime réalité de l’être humain et du monde, le point de résistance maximale aux agressions profanatrices du pouvoir. Le cinéma sera l’instrument idéal de cette recherche et de cette «resacralisation» des êtres et du monde. Ce projet permet de mesurer à quel degré Pasolini était lié à son temps. Car la transformation de la sensibilité des années 1960, qui se traduit par l’émergence du rock, de la drogue, du psychédélisme, du mouvement hippie et de la «love generation» n’est autre que l’expression moderne d’une aspiration spirituelle fondamentale face aux aliénations de la société matérialiste.

L’évocation de cette quête du sacré permet de mieux saisir la passion de Pasolini pour le «peuple» multiple des marginaux. Homosexuels, souteneurs, prostitué(e)s, mauvais garçons, sous-prolétaires ou encore parias traversent son œuvre comme des funambules en équilibre instable sur un fil tendu entre la vie et la mort. Tous sont mal intégrés à la cité moderne. Tous ont leurs racines dans une civilisation paysanne antérieure à l’ère industrielle et technologique. Le cordon ombilical, qui les relie à cette culture archaïque, leur confère une aura d’«innocence», de religiosité et de liberté qui nimbe leur existence dégradée, arquée entre la corruption, la cruauté et la soumission à un destin impitoyable.

Pour Pasolini, cette faune qu’il considère comme «épique» car dépourvue de conscience face à la misère, représente les derniers vestiges d’une culture traditionnelle et populaire en voie de disparition, victime de la «société de consommation néo-fasciste» et de ses masques inauthentiques. La modernité a brisé la fraternité de ces êtres humains. Elle les a verrouillés à double tour dans une solitude infinie. Un isolement renforcé encore par les effluves dépassionnés et léthargiques du quotidien, ainsi que par l’«insignifiance» de leur statut social. Incapables de communiquer avec autrui, les personnages pasoliniens souffrent d’un manque d’être, d’une absence au monde, d’un désaccord irréductible avec la nature. La société est perçue comme une puissance hostile et angoissante qu’il faut sans cesse affronter. C’est pourquoi, comme en réponse à ce constat, l’œuvre pasolinienne traduit le rêve nostalgique d’un retour à un état primitif marqué par l’harmonie et l’assouvissement de tous les désirs humains refoulés (voir la «Trilogie de la vie»).

Rébellion tragique

Le but des personnages pasoliniens sera donc toujours la réconciliation «impossible» entre le sexe et la loi, l’humain et le cosmos. La réalisation de cet absolu passe par la transgression des interdits. Véritables obsessions de l’univers du cinéaste, la sodomie, le cannibalisme, le parricide, la coprophagie et l’inceste représentent les métaphores d’une révolte poussée dans ses derniers retranchements.

Mais la rébellion vire toujours à la tragédie. Elle se termine dans le néant et la mort. Ainsi, le Christ (L’Evangile selon saint Matthieu, 1964) qui dénonce l’oppression des pauvres par la caste des riches et qui s’insurge contre les philistins, Ettore (Mamma Roma, 1962) et la figure centrale d’Accattone (1961) qui refusent de se résigner à la misère. Tous mourront. Œdipe se crèvera les yeux. Mais c’est sans doute Porcherie (1969) qui montre le mieux comment une société élimine ceux qui n’obéissent pas et sortent du rang. Comment elle s’en prend à leurs corps, les crucifient, les fait dévorer vifs par des chiens. Voilà pourquoi, d’une certaine manière, Pasolini ne pouvait être que mutilé, défiguré, tuméfié. Car il n’avait cessé de vivre et penser par son corps, auquel il cherchait à redonner la primauté dans l’existence.

De cette quête du sacré découle également l’intérêt du cinéaste pour le passé antique, grec (Notes pour une Orestie africaine, 1970) et chrétien, qui lui permet de plonger dans une «préhistoire» encore vierge, non contaminée. Le goût pour les univers hors du temps dicte d’ailleurs également le choix des décors. La fascination qu’il nourrit pour ce qu’on appelait à son époque le «Tiers monde», notamment l’Afrique du Nord et l’Orient, est l’une de ses principales sources d’inspiration. En partant de notations quasi ethnographiques qui ne sont jamais polluées par le pittoresque exotique ou folklorique, il se laisse envoûter par la magie des paysages arides et vides.

«Pasolini l'enragé» (1966), un film de Jacques-André Fieschi, épisode de la mythique série «Cinéastes de notres temps».

Le désert, réalité physique la plus brute, laisse affleurer des forces occultes et ténébreuses dans sa lumière violente. Il offre une invitation fabuleuse non seulement au voyage poétique, mais aussi à la méditation métaphysique. Peu de cinéastes ont su, comme Pasolini, faire jaillir l’authenticité ontologique d’un décor naturel et humain, ainsi que sa puissance d’évocation mythique et universelle.

Le dernier grand catalyseur du sacré chez Pasolini est le sexe. Avec la croyance religieuse, il constitue la force irrationnelle la plus puissante de l’être humain. Pasolini a questionné la sexualité dans tous les sens. Il a tenté d’en parcourir toutes les facettes. Comme cela éclate dans la «Trilogie de la vie», le sexe est d’abord un extraordinaire moyen de libération. Mieux que dans les Contes de Canterbury (1972), qui n’échappe pas à une certaine vulgarité parfois salace et scabreuse, les Mille et une nuits (1974) et Le Décaméron (1971) évoquent un érotisme joyeux, sain, sans interdits, modulé par les caprices des instincts préservés de la civilisation. C’est également par la relation charnelle que l’Ange de Théorème (1968) délivre la famille bourgeoise de la croûte aliénante, dans laquelle elle croupit.

Mais là aussi, le sexe est ambivalent. Chemin vers le paradis, il peut aussi être le lieu d’une descente en enfer quand il est désacralisé et perverti. Dans Salo (1975), il devient l’un des instruments les plus atroces du pouvoir totalitaire pour accomplir son œuvre de répression, de destruction, d’humiliation et d’asservissement des hommes et des femmes.

Esthétique de la transcendance

La roue de l’art une fois de plus a tourné. Le début des années 1980 a marqué le retour des «tortionnaires» du cinéma (Godard, Pialat, etc.) aux sources «archaïques» du septième art. Pour eux, la référence n’est plus le classicisme hollywoodien qu’il s’agirait, comme au temps des nouvelles vagues, de mettre en crise par un démontage de ses codes de représentation. Le fondement de la vérité et de sa recherche n’est plus le cinématographe, mais la réalité. Voilà en quoi l’œuvre de Pasolini, qui fut pendant quelque quinze années à rebours de toutes les modes, acquiert soudain une grande modernité. En effet, le cinéaste a fait du réel l’objet d’un véritable fétichisme. Selon ses écrits théoriques et sémiologiques, le cinéma n’est rien d’autre que la «langue de la réalité».

Pier Paolo Pasolini: Les dernières paroles d'un impie

Le cinéma me permet de maintenir le contact avec le réel, un contact physique, charnel, je dirais même d’ordre sensuel. […] Quand je fais un film, je mets dans un état de fascination devant un objet, une chose, un visage, des regards, un paysage.

En d’autres termes, le concret sensible et physique est la matière première du cinéma. Chaque objet, paysage, visage – authentique miroir de l’âme – le passionne et le fascine. Son regard charge tout ce qu’il appréhende d’une intensité émotionnelle extrême et en fait jaillir la substance sacrée et mythique. Le style s’apparente donc chez Pasolini à une véritable transcendance de la réalité enregistrée.

Cette approche imprègne déjà Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), ouvrages que certains ont qualifiés à tort de «néo-réalistes». Certes, par leur sujet, leur décor, leurs personnages, ces films s’inspirent du cinéma italien d’après-guerre. Mais Pasolini utilise déjà ce qu’il appelle la «sacralita tecnica», clef de voûte de son esthétique et de sa vision du monde épico-religieuses. Comme le clame le corbeau de Uccellacci et Uccellini (1966), le temps de Rossellini et de son art de la révélation est terminé.

Contrairement aux néo-réalistes, Pasolini ne recourt pas au plan-séquence et ne cherche pas à coller à la vie quotidienne. A l’inverse du «cinéma de prose», qui vise à faire oublier le filmage au profit du réel reproduit, il ne craint pas de souligner la présence de la caméra et les interventions de la technique. Sans jamais céder aux attraits du formalisme, il rejette toute forme de naturalisme. Aussi refuse-t-il le son direct en faveur du doublage qui lui permet de jouer créativement des rapports complexes entre les voix et les corps.

Le «moment» crucial de l’art pasolinien est le montage. Rien à voir toutefois avec le montage dialectique des attractions (Eisenstein) ou avec l’articulation hollywoodienne. L’essentiel reste le plan, en tant que segment autonome et autosuffisant. Tout en respectant une certaine linéarité narrative, le montage sert à morceler la continuité spatio-temporelle du récit. L’objectif de ce style syncopé et elliptique à souhait est de briser la magie envoûtante du cinéma. On ne compte plus les effets de rupture dans les ouvrages de l’auteur de Médée (1970): raccords abrupts de l’ombre à la lumière crue, passages directs d’un ensemble à un détail, inscription d’un gros plan subit et apparemment arbitraire dans une séquence, utilisation d’intertitres en forme de commentaires subjectifs (Uccellacci e Uccellini), fragmentation de l’évolution psychologique des personnages, exacerbée encore par le jeu souvent expressionniste et outré des acteurs.

Sur ce dernier point, notons que Pasolini a fait preuve d’un sens particulièrement remarquable du «casting». Il avait l’habitude de recruter ses acteurs parmi ses amis, au nombre desquels on compte des mascottes comme Laura Betti, Franco Citti et Ninetto Davoli. Il les choisissait plus pour ce qu’ils étaient réellement que pour leur capacité à être et à jouer quelqu’un d’autre.

Pasolini affectionnait également les procédés de distanciation. Ainsi, dans Salo (1975), il use abondamment du plan général, glacial et théâtral. Face à la torture et au fascisme, cela lui permet de ne jamais tomber dans le piège de l’ambiguïté, comme le fait Liliana Cavani dans Portier de nuit. Aucune identification complice et complaisante n’est possible avec la jouissance des bourreaux. Le simulacre propre au spectacle est souligné. Il y a toujours quelque chose entre nous et la vie sur l’écran. Ne serait-ce qu’une paire de jumelles que le cinéaste nous flanque sur les yeux pour nous forcer à regarder l’abominable et l’inacceptable.

Magma stylistique

L’un des piliers de la sacralisation opérée par l’esthétique pasolinienne est la culture classique dont le réalisateur s’est nourri d’abondance. Les références foisonnent. Du jazz au folklore, la musique très variée sert de contrepoint à l’image. Elle constitue l’un des moteurs créateurs du mythe et du mystère. Comme illustration exemplaire de son utilisation chez Pasolini, on peut citer la célèbre bagarre d’Accattone. Avec un effet saisissant, la musique de Bach sublime et transforme en beauté épique la laideur et la violence.

Une autre composante fondamentale de la vision plastique et figurative de Pasolini est la peinture. Un art que le poète pratique d’ailleurs avec beaucoup de talent. Ses fresques débordent d’emprunts picturaux. On peut citer Masaccio (Accattone), Mantegna (Mamma Roma), Holbein, Bosch, Mirer, Carpaccio (Contes de Canterbury), Breughel, etc., et tous les peintres du Trecento qui ont redonné à l’être humain sa place centrale dans la perspective.C’est dans ce sillon que germe le goût de Pasolini pour la fable. Par sa polysémie, l’allégorie est une méthode qui instaure une relation indirecte avec le réel. Le détour par la métaphore constitue donc un moyen idéal pour traduire l’invisible et l’indicible. Cette démarche est cependant riche en écueils. Des rochers pointus sur lesquels Pasolini s’achoppe à plus d’une reprise, notamment dans Porcherie (1969). La réflexion cérébrale prend ainsi parfois le pas sur le contact charnel avec le réel que Pasolini place pourtant au fondement du cinéma. La recherche du symbolique, la priorité donnée au message idéologique et au discours peuvent étouffer et dessécher l’expérience émotionnelle ainsi que la présence sensuelle de l’image. Ecrasés par cette chape de plomb, les personnages en arrivent à perdre toute leur chair pour ne plus être que des incarnations d’idées. Moralité: si la culture, en tant que système de signes et de médiation, permet de pénétrer la réalité pour en extraire la substantifique moelle, elle peut aussi devenir un obstacle. Une pellicule protectrice et opaque face à la vie. Une forme d’hermétisme intellectuel qui en rend la lecture et la saisie ardues.

A cet égard, Pasolini reconnaît s’être volontairement éloigné du grand public par sa manière agressive et provocante de traiter les problèmes métaphysiques et idéologiques. Selon lui, les «masses» sont aliénées par les produits standardisés de la société de consommation. Intoxiquées, elles ne sont plus capables d’accéder aux œuvres d’art authentiques. Leur capacité de réception s’est irrémédiablement étiolée. Le moindre effort leur fait baisser les bras. Il faut donc lutter contre cette tendance. Au risque de rester incompris, il faut inventer un langage qui bouleverse les modes de communication conventionnels et les rapports de l’être humain avec son environnement.

Cependant, la contradiction est partout dans l’œuvre et la personnalité de Pasolini. Comme une seconde nature. Aussi ne faut-il pas s’étonner de le voir prendre un tournant à 180 degrés par rapport à ses options dans l’avant-dernière phase de son travail. Sa «trilogie de la vie» (Décaméron, 1971; Contes de Canterbury, 1972; Mille et une nuits, 1974), qu’il devait d’ailleurs finir par abjurer, prend le contre-pied radical de l’abstraction. Elle couronne un retour à la tradition populaire de la farce truculente et du fabliau légendaire, du conte picaresque et de la verve comique. Puisant dans le patrimoine de l’imaginaire des sociétés orales, le cinéaste corsaire délivre le récit de sa gangue culturelle pour laisser libre cours à la réalité la plus simple. La déclaration d’amour qu’il fait à la vie, à la jeunesse, à la beauté et à l’érotisme des corps contraste avec le pessimisme foncier affiché dans les autres films. Nous voilà soudain loin des rivages de l’idéologie et des angoisses morales et métaphysiques.

Pier Paolo Pasolini: Poésie en forme de rose

Et moi, en mon dernier recoin,
au beau soleil du monde,
arabe ou chrétien,
de la Méditerranée ou de l’océan indien,
inadapté à l’histoire, inadapté à moi,
je m’adapterai à la terre future,
lorsque la Société redeviendra Nature.

Ce vent nouveau de liberté, de légèreté et de spontanéité, amène Pasolini à flirter avec un autre danger. Par moments, le cinéaste cède en effet quelque peu à la tentation du spectacle et de la gratuité. Ses convictions et sa passion profonde plongent malheureusement parfois la tête sous les eaux du décoratif et du pittoresque.

La multiplicité des matériaux culturels qui composent la vaste mosaïque cinématographique pasolinienne finissent par se fondre dans un véritable «magma» stylistique. L’Evangile selon saint Matthieu (1964) représente sans doute le prototype de ces formes composites habitées par un goût certain pour le pastiche et le collage. Pasolini n’est pas à un paradoxe près. Sa sensibilité baroque est irrésistiblement sous-tendue par une recherche de l’épure qui s’affirme dans des structures géométriques très rigoureuses (Théorème, 1968).

Il en résulte un balancement étrange entre la retenue et l’abandon, la fascination pour la magie illusionniste de l’écran et le besoin d’une distanciation critique, l’émotion la plus dense et l’abstraction la plus mathématique. Ce mélange insolite éclate dans la mise au point de ce que Pasolini a appelé le «discours libre indirect». Inaugurée dans L’Evangile selon saint Matthieu, cette figure de style permet au réalisateur, athée, de rester fidèle à la mentalité du peuple en se projetant dans la peau et le regard de celui qui croit en Dieu.

De l’autre côté du désespoir

Dans leur action sur le spectateur, les films de Pasolini ressemblent à l’«Ange» de Théorème. Bousculant nos habitudes de perception et de vie, ils constituent des expériences cataleptiques, des irruptions de sacré dans ce que l’existence quotidienne peut avoir de figé, fonctionnel, névrosé et superficiel. La révélation poétique qu’ils apportent met à nu la vérité fondamentale de l’être humain. Les masques imposés par la société se dissolvent au contact de l’écran. Les valeurs communément admises s’effritent. Le voile se lève sur l’étoffe du destin humain, montrant ses peurs, son désarroi et son immense besoin d’amour.

Toutefois, Pasolini sait très bien que les problèmes ne se résolvent pas dans l’abstrait, mais qu’ils doivent se vivre. Loin de lui l’intention de faire la leçon. Il nous invite simplement à prendre conscience de notre singularité et de notre différence, même si cette découverte doit nous conduire à la solitude et à l’angoisse existentielle. Car ce retour sur soi s’accompagne inévitablement d’une nostalgie de l’enfance. Après s’être dénudé, l’être humain doit avoir le cran d’aller jusqu’au bout de lui-même, de se réconcilier avec ses pulsions et ses désirs, de se forger une identité où l’âme et le corps, l’absolu et le relatif, sont harmonisés.

Pier Paolo Pasolini: Poésie sur un vers de Shakespeare

Si l’Eglise de Dieu est une maison fermée du dedans
et s’il en détient seul les clés, j’ai moi aussi
vécu dans une maison fermée du dedans :
celle de la Raison, sœur de la Piété. J’ai ouvert
la porte et j’en suis sorti.

Il faut donc oser s’arracher au confort offert par l’hypocrisie, le mensonge et l’indifférence. «Ce n’est pas la banalité de la vie qui produit les crimes. Ils sont commis parce que les gens ne veulent pas comprendre leur histoire et leur vie», affirme Pasolini. Œdipe est donc coupable de pratiquer la politique de l’autruche. De refuser de savoir. De se laisser porter comme une victime inconsciente par le fleuve d’un fatum qu’il croit implacable.

Nous touchons ici à l’essence même et à la justification de la création cinématographique. Tant qu’elle nous enveloppe «naturellement», la réalité reste extérieure à notre conscience. Le rôle du cinéma est précisément, en l’«écrivant» par des images et des sons, de la rendre présente à notre conscience. Donc déjà, d’une certaine manière, de modifier la représentation que nous nous en faisons. Cependant, Pasolini n’est pas dupe. Il ne se méprend pas sur les pouvoirs réels de l’art. Le créateur n’est pas un démiurge omnipotent. La réalité a finalement toujours raison. Le dernier mot appartient au monde et à la vie.

Le cinéma peut certes engendrer des mythes. Mais, même s’il accepte de feindre d’y croire, le spectateur sait que ce ne sont que des simulacres, des utopies. L’effet de «visitation», le réveil produit par le film, ne seront que momentanés, aussi éphémères qu’une luciole. La transgression des interdits n’est qu’imaginaire et symbolique. Lorsque les feux de la rampe s’éteignent, nous quittons la mouvance de l’absolu pour réintégrer le relatif de l’acquis. Tout reste à faire. La vie commence de l’autre côté du désespoir, donc de l’écran.

A moins que nous ne soyons comme Œdipe. Que la révélation nous soit insupportable. Que la lumière brûlante du désert et du projecteur soit trop vive pour nos yeux et trop douloureuse pour notre âme.

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